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De même, à proprement parler, n’est-ce pas bien moins une question de principes abstraits obligatoirement applicables en tout état de cause qu’une question de faits matériels et contingens, matter of facts, comme disent les Anglais et les Américains ? Le seul principe incontesté qu’on puisse invoquer sans réserves dans cette affaire est l’obligation d’agir le mieux possible dans l’intérêt du plus grand nombre, de dégrever l’impôt et de supprimer les entraves autant que faire se peut. Mais un programme aussi vague pouvant s’appliquer à tout, ne précise ni n’éclaire rien dans cette question spéciale, où l’on est réduit à compter avant tout avec des nécessités matérielles inflexibles et contraires.

D’un autre côté les purs praticiens et les positivistes viennent triomphans s’écrier : Nous sommes des gens pratiques, qui ne s’occupent ni des abstractions, ni des théories, ni des principes peu fondés ; nous n’invoquons que les faits acquis, les chiffres et l’expérience, et c’est en vertu des uns et des autres que nous défendons notre système protecteur, disent ceux-ci, notre système libre-échangiste, disent ceux-là. Aussitôt on est forcé d’éteindre leur enthousiasme et de leur demander : mais à qui les faits donnent-ils tort, à qui les faits donnent-ils raison, puisqu’en leur nom l’on peut soutenir des opinions contraires ?

En effet, voyez, disent les protectionnistes, comme les États-Unis ont grandi et prospéré par la protection, que la France fasse de même. Voyez, répondent les libre-échangistes, comme l’Angleterre a grandi et prospéré par le libre-échange ! que les Français imitent l’exemple des Anglais.

Les deux affirmations sont également vraies et se contredisent radicalement : aussi reste-t-on fort embarrassé. La seule chose à faire est d’examiner : 1° si la France peut adopter le système anglais ; 2° si elle peut adopter le système américain, et 3° si, ne pouvant adopter ni l’un ni l’autre, on pourrait imaginer un troisième système spécial, rationnel, et avantageux pour le plus grand nombre.

La difficulté est grande, car on se trouve, dès les premiers pas, déçu par les faits aussi bien que par la théorie. Voici trois systèmes, trois réalités, trois pays qui se contredisent. Il est incontestable que l’Angleterre et les États-Unis sont très riches et très prospères en suivant une ligne diamétralement opposée et que la France jusqu’ici a été incontestablement riche et prospère aussi depuis nombre d’années en suivant des régimes douaniers divers. Sous le protectionnisme agricole exagéré de la restauration, la France s’est relevée des désastres de deux invasions et a préparé les prospérités économiques du gouvernement de juillet. De même, sous le régime très protecteur de 1830, le pays s’est évidemment fort avancé dans la voie du progrès et a provoqué l’expansion