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Dès l’abord, la question n’a-t-elle pas un double aspect ? Au point de vue des consommateurs, comment n’être pas libre-échangiste ? à celui des producteurs peut-on s’empêcher d’être protectionniste ? Puis, comme il n’y a guère de consommateur qui ne soit en même temps producteur, l’embarras devient extrême.

Ce serait assurément trop amoindrir le débat que de le réduire à une simple querelle entre l’agriculture et l’industrie. Toutefois on trouverait là une bonne indication préliminaire, bien que depuis ces dernières années, en conséquence de la crise agricole, une alliance ait été conclue entre l’industrie et l’agriculture pour réclamer ensemble une protection jugée indispensable.

Car, par une contradiction de plus, ces deux rivales naturelles combattent aujourd’hui sous le même drapeau et pour la même cause. De grands industriels, par esprit de justice comme par intérêt, reconnaissent qu’inévitablement, pour que l’industrie soit très protégée, il faut que l’agriculture le soit un peu tout au moins, tandis que les représentans et les défenseurs attitrés ou bénévoles de la main-d’œuvre industrielle n’ont que la subsistance à bon marché pour objectif, — objectif auquel ils sacrifient tout, même les intérêts de la main d’œuvre agricole.

Malgré l’alliance qui vient d’être signalée, la compétition et la divergence d’intérêts ne subsistent pas moins vives et profondes pour les masses comme pour les gouvernans, entre les travailleurs des champs et ceux des villes. Il faudrait pourtant trouver un régime d’égalité sous lequel l’agriculture ne fût pas sacrifiée à l’industrie, ni l’industrie à l’agriculture. Mais avant d’entrer dans le vif du débat, il est nécessaire d’examiner la question au point de vue des principes que certains théoriciens veulent nous imposer.

C’est toujours pour nous un sujet d’étonnement d’observer que, non-seulement dans le public, mais parmi les hommes éclairés, on croit généralement qu’un pays peut ad libitum se faire protectionniste ou libre-échangiste et choisir à son gré ses doctrines et sa ligne économique. En fait de législation douanière, il n’en est point ainsi : la direction à suivre est imposée par la situation, par les circonstances et par la nature des choses d’abord, ensuite par les obligations impérieuses des relations internationales, car il faut s’entendre à plusieurs ou à deux au moins pour faire acte ou traité de commerce, ou d’échange, entre nations comme entre particuliers. Dans le jeu économique international, on ne se trouve pas plus libre de choisir ses cartes, l’atout ou la couleur, que dans toute autre partie de jeu particulier ou public. La question du libre échange et de la protection n’est donc jamais pour personne une question libre et ouverte, où l’on puisse avec indépendance choisir sa voie ; on est lié et entravé de tous côtés.