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complet, la fusion parfaite, par une sorte d’harmonie préétablie. Ses apôtres inspirés sont aussi de beaux athlètes ; ses nymphes et ses déesses ont parfois dans les yeux les lueurs d’un monde nouveau. L’âme circule dans ses corps, l’esprit transfigure ses têtes. Aucun peintre n’a eu au même point le don de l’expression dans la physionomie humaine ; il est par-dessus tout le peintre des yeux. Personne n’a rendu comme lui la puissance du regard dans toutes les nuances de la méditation, de l’amour et de l’extase. Sa Vierge de l’Assomption rayonne, s’épanouit en joie et en beauté comme une fleur au soleil. Si l’auteur de la Cène de Milan est le seul qui ait su faire verser une larme au Christ, le Corrège seul a su le faire sourire. Ne lui demandez pas de fouiller, comme le fait Léonard, dans les viscères de la nature vivante que n’a point transformée le charme de l’âme et de l’esprit. Ne lui demandez pas non plus de vous jeter, comme le fait Michel-Ange, dans les luttes violentes de l’humanité. Son génie habite au-dessus des orages, il fuit l’aspect du mal et du terrible ; c’est le peintre du bonheur.

Pour définir en un mot le domaine et le rôle des quatre grands initiés de la renaissance italienne, nous serions tentés de nous servir de la classification dantesque du monde, laquelle embrasse l’univers moral et intellectuel. Léonard a pris pour lui la nature, Michel-Ange l’enfer, qui ressemble fort au monde réel et à l’histoire, Raphaël le purgatoire, non point celui de l’imagerie populaire, mais la montagne de purification de Dante, pleine d’apparitions charmantes et d’émotions délicieuses. Au Corrège sont réservées les joies et les ivresses du paradis. Tout est lumineux, tout sourit dans son œuvre, et l’idée qui la domine est la grande idée aryenne de la lumière conçue comme symbole de la vérité morale, première révélation et suprême privilège de notre race, qui renferme la foi au divin et l’espérance de l’immortalité.

Le symbole du Corrège est le flambeau d’Eleusis qui luit dans l’obscurité, mais dont la lueur se projette au loin. A ceux qui lui eussent demandé pourquoi il avait tant travaillé, accumulé tant d’œuvres sans presque sortir de sa bourgade, et usé sa vie sous le dôme de Parme sans autre récompense que l’impertinente et sotte critique d’un marguillier imbécile, il eût sans doute répondu d’un fier sourire en désignant du doigt sa lumineuse coupole ; et peut-être eût-il ajouté ce mot que son interprète éloquent et fidèle lui a donné pour devise : « Ce n’est pas pour moi que j’ai travaillé, mais mon œuvre rayonne ! — Non mihi, sed luceo ! »


EDOUARD SCHURE.