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Trop, parait-il ; car on a dû construire en 1860, pour la protection des voyageurs, une série de tours servant de corps de garde. Malheureusement, les zaptiés turcs, avec leur uniforme en lambeaux, leur couflieh crasseuse, leurs armes étincelantes, leur physionomie barbare, ressemblent fort à des brigands, en sorte que les voyageurs timides redoutent encore plus les gendarmes que les voleurs.

On arrive rapidement à Ramleh, l’ancienne Arimathie, patrie de Joseph et de Nicodème, les deux disciples fidèles qui ensevelirent le Christ. Cette ville, que Guillaume de Baldensel trouva encore, en 1336, « bien habitée, saine et délitable, » n’est plus qu’une grosse bourgade, fort pauvre et remplie de ruines. Elle possède un hôtel qui est détestable ; aussi vaut-il cent fois mieux recourir à l’hospitalité des pères franciscains, dont le couvent est ouvert à tout venant. On le fait d’autant plus volontiers qu’on suit en cela le plus illustre exemple. Pendant l’expédition française en Syrie, en 1790, Bonaparte avec son état-major logea au couvent franciscain de Ramleh, ce qui valut, affirme-t-on, aux bons religieux, après le départ des Français, d’être saccagés, pillés et finalement passés tous au fil de l’épée par les musulmans. Il y a, comme on le voit, des hôtes dangereux ! Les franciscains n’ont pourtant point gardé rancune à Bonaparte ; ils montrent avec orgueil la chambre qu’il a habitée, le lit où il a couché ; ils les offrent même aux voyageurs de distinction. Quoique cette chambre n’ait rien de remarquable, qu’elle soit sombre et froide, quoique ce lit m’ait paru assez étroit, j’aurais été heureux de m’y établir ; mais il y avait un évêque espagnol au couvent, et c’est à lui qu’on avait donné la place d’honneur. Voila comment j’ai été privé du plaisir de coucher dans les draps du plus grand des conquérans modernes ! Qui sait ? peut-être serait-il venu me visiter dans quelque rêve fantastique, peut-être m’aurait-il parlé de ses destinées étranges, prodigieuses, et de la sombre fortune de sa race ; peut-être aurais-je eu à Ramleh une de ces visions où l’histoire se mêle au roman pour ébranler l’imagination jusque dans ses profondeurs. Mais l’évêque espagnol a été seul en mesure d’entretenir cette nuit-là l’ombre de Bonaparte, et le lendemain matin, sa figure reposée, son air placide, ses yeux ternes, attestaient suffisamment que la conversation n’avait pas troublé longtemps son sommeil ecclésiastique.

Ne pouvant me livrer à mes rêveries historiques, je me suis borné, le soir, au clair de lune, à visiter la tour des Quarante-Martyrs, si poétiquement décrite par Lamartine, qui assista, dit-il, aux cérémonies des derviches tourneurs. Aujourd’hui, la tour des Quarante-Martyrs est trop ruinée même pour servir de salle de bal à des derviches. On y gravit un escalier tortueux, dont bien des marches sont effondrées et qui conduit à une plate-forme d’où la