Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/317

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à leur merci ; ils s’emparent à la fois de vos bagages et de vos personnes ; ils jettent le tout dans leur barque, et on file sur Jaffa. Le quai de la ville, encombré de ballots de marchandises, d’hommes et de chameaux, est à peine abordable. Heureusement nous étions conduits par le consul français, dont le cawas, frappant lourdement de sa canne contre la terre, avertissait chacun de se serrer à notre approche. On monte à travers un sentier étroit et des rues invraisemblables au couvent des franciscains, vaste résidence d’où la vue sur la mer est splendide ; C’est là qu’on peut se reposer des émotions de la traversée et des fatigues de l’arrivée, en prenant un avant-goût de l’hospitalité franciscaine dont on va jouir pendant tout le voyage de Palestine.

Comme je me rendais à Jérusalem à l’époque des fêtes de la Pâque catholique, j’ai rencontré à Jaffa une nombreuse caravane de pèlerins. C’était une caravane espagnole composée surtout d’ecclésiastiques dont quelques-uns venaient d’Europe, d’autres de l’Amérique du Sud. Ils avaient le meilleur appétit du monde, et je dois dire que le premier déjeuner que j’ai fait en terre-sainte m’a paru des plus gais. J’avais si peu l’habitude de me trouver ainsi dans un couvent, qu’il me semblait assistera une scène de Walter Scott. Nous étions servis par un vieux moine, à la figure goguenarde, qui parlait alternativement toutes les langues, interpellant l’un en anglais, l’autre en italien, le troisième en arabe, le quatrième en français, et ainsi de suite à l’infini, je crois. Parfois il mélangeait deux idiomes, finissant en espagnol une phrase commencée en allemand. Avec cela, le service marchait à merveille. Je mentirais si je prétendais que ce premier essai de cuisine franciscaine m’ait rappelé le Café Anglais. Mais les plats étaient copieux, et l’on pouvait les arroser fortement d’un gros vin de Chypre dont le goût de résine empêchait de distinguer le leur. Il faisait d’ailleurs un temps magnifique, et nous allions nous mettre en route pour Jérusalem. Cela fait passer sur bien des choses. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher de songer durant ce repas cénobitique à la fameuse vision que saint Pierre eut à Jaffa, vision qui lui fit comprendre, je ne sais trop pourquoi, que le Christ n’était pas seulement le Dieu des Juifs, mais celui des gentils. — « Il vit, disent les Actes des Apôtres, le ciel ouvert et comme une grande nappe suspendue par les quatre coins et qu’on abaissait du ciel sur la terre, et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes, de reptiles de la terre et d’oiseaux du ciel. Et une voix lui dit : « Lève-toi, Pierre ; tue et mange ! » — En présence des légumes des franciscains, je n’aurais peut-être pas fait tant de façons que saint Pierre pour obéir à la voix de Dieu, si elle m’eût invité à troquer ces légumes contre un certain nombre de quadrupèdes ou à oiseaux du ciel. En sortant de table, je me suis rendu