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spiritualisme français veut, avec les Platon et les Leibniz, appeler un bien, ne serait alors que l’équivalence fatale des biens et des maux et conséquemment l’absolue indifférence du Tout.

À ces objections qu’on pourrait faire en se plaçant au point de vue naturaliste, nous ne trouvons dans les livres du spiritualisme traditionnel aucune réponse. Et pourtant, à notre avis, le naturalisme exclusif n’est pas la vérité tout entière : il a besoin d’être complété, sans être détruit, par un idéalisme nouveau. Les doctrines des grands philosophes, depuis Socrate jusqu’à Kant, pourront sans doute fournir à la morale plusieurs élémens importans, mais c’est, croyons-nous, à une double condition, que nous pouvons seulement indiquer ici, sauf à développer ailleurs tout au long notre pensée. D’abord il faudra disposer ces doctrines dans un ordre qui assigne à chacune sa vraie place, son degré de probabilité métaphysique, par cela même sa sphère morale d’action ; de plus, il faudra les donner pour ce qu’elles sont, non pour des certitudes positives ou des dogmes, mais pour de grandes et généreuses hypothèses que nous traduisons en actes, pour des idées directrices que nous vérifions partiellement en les réalisant nous-mêmes, sans pouvoir en espérer une entière vérification. Au lieu de concevoir l’idéal moral comme un impératif, il faut, ce qui est mieux encore, le concevoir comme persuasif. C’est seulement ainsi qu’on évitera les illusions de l’ancienne métaphysique et de l’ancienne morale, qui prenaient de simples conceptions pour des intuitions, l’idéal pour la réalité immédiate, une vision tout intérieure pour une vue des choses mêmes, un objet d’amour par nous pensé et voulu pour un commandement divin. Le physiologiste Müller raconte qu’un homme, frappé sur l’œil pendant la nuit, prétendit avoir reconnu celui qui l’avait frappé à la lumière dont son œil s’était rempli. C’est l’image du dogmatisme métaphysique et moral : dans notre noble désir d’apercevoir la vérité absolue, le bien en soi, la force cachée qui nous entraîne et nous commande, nous pressons, nous frappons nous-mêmes nos yeux, et nous nous flattons ensuite d’avoir entrevu la cause première, la fin dernière, « le bien objectif, » à la lumière de notre œil propre : nous projetons sans preuve hors de nous ce qui n’a peut-être d’existence qu’en nous et par nous, au lieu de reconnaître que, s’il y a dans la profonde nuit des choses une lumière, elle vient de nous-mêmes et ne nous montre réellement que ce que nous-mêmes nous concevons, sentons, désirons.


ALFRED FOUILLEE.