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obligé, nécessité moralement à vouloir être homme ? En ce cas, la même question se présente toujours : Quelle est la raison de cette nécessité morale ? S’il y en a une, il faut la dire ; s’il n’y en a pas, on revient au commandement absolu et on suppose dans la notion d’homme je ne sais quelle vertu magique qui la rend absolument obligatoire. Je ne puis pas ne pas vouloir être homme signifie-t-il, au contraire, que je suis contraint, nécessité naturellement car ma constitution même à être un homme, non un singe ou un loup ? Mais alors on remplace l’obligation morale par une nécessité toute physique, et le précepte « Sois homme » n’a plus de sens puisqu’il ne dépend pas de moi de ne point l’être, ni de ne pas vouloir l’être.

Pour échapper à cette conséquence, M. Janet distingue en nous, avec Kant, deux volontés, l’une supérieure, l’autre inférieure. Par là, comme le lui ont reproché les criticistes, il donne le même nom de volonté à la raison d’une part, à la passion de l’autre, et semble faire de nouveau rouler son raisonnement sur l’ambiguïté des termes. « Sans doute, dit-il, ma volonté inférieure, ma passion, mon caprice, peuvent s’affranchir de cette condition ; ma volonté supérieure, ma vraie volonté, ce que l’on appelle ma conscience, ne le peuvent pas ; or un commandement subordonné à une condition dont on ne peut pas s’affranchir équivaut évidemment à un commandement sans condition. » — Nous demanderons de nouveau à M. Janet si la volonté qui ne peut s’affranchir est la volonté libre (ce qui serait contradictoire), ou la conscience, la raison (ce qui nous fait tourner dans un cercle vicieux), ou enfin l’inclination naturelle de l’homme à persévérer dans sa nature (ce qui supprime l’obligation morale). A vrai dire, les deux volontés que M. Janet oppose l’une à l’autre sont en effet deux inclinations rivales, deux forces ou tendances également naturelles, l’une qui porte l’être ayant des besoins sensibles à satisfaire ces besoins, l’autre qui porte l’être ayant des besoins intellectuels, esthétiques, sympathiques et sociaux, à satisfaire ces mêmes besoins. Mais, ainsi entendues, ces deux volontés ne sont plus que deux forces soumises aux lois générales du mécanisme, et nous revenons à la morale naturaliste que M. Janet voulait éviter.

Ce n’est pas tout. N’y a-t-il pas dans ce laborieux essai pour fonder l’obligation morale une dernière confusion, que nous avons déjà cru apercevoir chez M. Vacherot lorsqu’il ramenait la morale à cette formule : « Être que Dieu a fait homme, reste homme[1] ? » Déjà Aristote et les stoïciens avaient distingué ce qui est propre à l’homme, par exemple la raison, la liberté, de ce qui lui est commun avec les autres animaux, par exemple les sens et les besoins

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1880.