Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abuser des mots que d’appeler bien ces abstractions où la science enferme ses objets, laissant en dehors le fond impénétrable où l’être palpite, sent, jouit. Même quand il s’agit d’entendre et d’expliquer ma propre existence, je ne puis le faire, dit Kant, sans la résoudre en un ensemble de phénomènes objectifs et mécaniques, de mouvemens et de nécessités, où je ne me retrouve plus et qui me deviennent d’autant plus indifférens qu’ils sont plus clairs et plus intelligibles. C’est ce qui a fait dire à d’éminens kantiens, avec une subtilité qui a sa part de vérité, que la connaissance objective, au lieu de poser son objet, le décompose par l’analyse, conséquemment le détruit et le nie. D’où ils concluent que la vérité, loin d’être supérieure à la réalité et identique au bien, est également opposée à l’un et à l’autre[1]. Elle n’est pas supérieure à la réalité puisqu’elle n’en est que le squelette et le mécanisme abstrait ; elle n’est pas identique au bien puisqu’elle a un caractère de nécessité, de contrainte, de loi inflexible, et que de plus elle est une résolution des choses en leurs élémens, donc une destruction. De là à cette proposition que l’intelligence peut autant s’appeler un mal qu’un bien il n’y a qu’un pas. C’est le paradoxe qu’ont soutenu certains philosophes pour lesquels l’intelligence est un principe négatif et destructeur ; Leibniz lui-même finit par placer dans l’intelligence et dans ses lois nécessaires, identiques à la matière première, l’origine du mal. A plus forte raison un Schopenhauer pourra-t-il considérer l’intelligence comme un simple phénomène cérébral par lequel le mécanisme extérieur du monde se reflète dans le mécanisme intérieur du cerveau. Il ajoutera que la volonté seule pose et crée, que l’intelligence oppose et dissout. Se chercher soi-même par l’intelligence, par la science, c’est se fuir. Se penser, c’est se ramener à un ensemble de phénomènes nécessaires et objectifs où on ne se voit plus, où on n’aperçoit plus d’existence ni d’unité durable, si bien qu’en cherchant à saisir son être par la pensée, on voit s’évanouir en soi l’être véritable, on voit son moi se perdre dans le tout et dans le mécanisme universel. L’universalité étant l’objet propre de la pensée, l’être individuel semble nié par la pensée même. Il y a quelque chose de sérieux dans la formule ironique et charmante de M. Bersot : « Je pense, donc je ne suis pas. » Si on ne peut aller jusqu’à dire proprement que l’intelligence analytique et objective soit une négation et un mal, du moins ne peut-on dire qu’elle soit en elle-même un bien ; la vérité est qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, abstraction faite de son rapport avec la vie et la sensibilité.

Il est vrai qu’il existe une autre sorte d’intelligence, plus

  1. Voir M. Lachelier, de l’Induction et de Natura syllogismi.