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l’utilité de la puissance et de l’ordre pour le bonheur d’un être doué à la fois de volonté, d’intelligence et de sensibilité ? — Ne faites pas de confusion, diront les naturalistes, et tenez-vous au sens strict des termes. L’association des idées vous fait joindre malgré vous à l’idée d’intelligence le plaisir de la vérité connue et à l’idée de force le plaisir de la force déployée ; vous avez alors beau jeu à soutenir que la vérité connue est un bien puisqu’en fait elle est une joie, que la force déployée est un bien puisqu’en fait elle est aussi une joie. Mais, par une méthode vraiment scientifique, supprimez tout plaisir et considérez d’abord en soi l’objet de l’intelligence, la vérité ; cet objet se réduira à un rapport de principe à conséquence ou à un rapport de cause à effet. Faites abstraction de l’agrément que la vérité procure à l’intelligence même, en quoi alors la vérité sera-t-elle bonne ou mauvaise ? Qu’y a-t-il de bon, au point de vue abstrait du vrai, à ce que deux et deux fassent quatre plutôt que cinq ? à ce que les trois angles d’un triangle vaillent deux droits ? à ce que 100 degrés de chaleur produisent l’ébullition de l’eau ? Cela est dans l’ordre, cela est logique, cela est nécessaire, en un mot cela est vrai, soit ; mais cela n’est pas bon. Ce qui est vrai est vrai ; impossible d’ajouter que ce qui est vrai est bon sans le moyen terme de l’intelligence et de la volonté. Le mot de bon ne prend un sens que si vous mettez la vérité en rapport avec une intelligence dont elle devient l’aliment, la satisfaction, le moyen de développement et par cela même la jouissance.

Ferez-vous donc un pas de plus et direz-vous avec Leibniz.que c’est la vérité en tant qu’intelligible ou, en un seul mot, l’intelligibilité qui est bonne ; qu’elle est le bien et la perfection même, parce qu’elle ne fait qu’un au fond avec la réalité, dont elle manifeste à la fois l’identité et la variété, identitas in varietate, par conséquent l’intime harmonie ? « La perfection, disait Leibniz, est un degré de la réalité positive, ou, ce qui revient au même, de l’intelligibilité affirmative, de telle sorte que cela est plus parfait où se manifestent plus de choses dignes de remarque, c’est-à-dire capables d’être affirmées et comprises par une intelligence. » — On sait ce qu’objectait Wolf : « Y a-t-il plus de choses à observer dans un corps sain que dans un corps malade ? — Oui, répond Leibniz ; si tous les hommes étaient malades, beaucoup de belles observations cesseraient, à savoir celles qui constituent le cours naturel des choses. » Cette réponse, que M. Janet semble approuver[1], ne saurait pour notre part nous satisfaire. Leibniz oublie qu’un corps malade offre à l’intelligence non-seulement les effets des lois normales, mais encore les perturbations

  1. La Morale, p. 12.