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et confondre le résultat d’une relation avec une qualité absolue ou intrinsèque.

Pour expliquer cette supériorité gratuitement attribuée à certains objets, à certaines qualités, les spiritualistes contemporains sont réduits à invoquer soit une intuition inintelligible qui dispense de toute preuve, soit une série d’argumens qui nous semblent reposer sur une confusion d’idées. Passons en revue ces divers essais d’explication. « Par la même raison, dit M. Janet, que M. Mill admet sans preuve que la santé est bonne, que le plaisir est bon, je crois qu’il faut admettre sans preuve que les choses sont bonnes, même indépendamment du plaisir qu’elles nous procurent, mais en soi et par elles-mêmes, en vertu de leur excellence intrinsèque. A qui me demandera de lui prouver que la pensée vaut mieux que la digestion, un arbre qu’un tas de pierres, la liberté que la servitude, l’amour maternel que la luxure, je ne pourrai pas plus lui répondre qu’à celui qui me demandera de lui prouver qu’un tout est plus grand que ses parties[1]. » C’est là de « l’intuitionnisme » pur, qui, il faut l’avouer, n’a rien de scientifique. La preuve de supériorité que M. Janet semble croire impossible à présenter ne l’est réellement pas pour les exemples qu’il donne. Au reste, M. Janet, malgré ce qu’il vient de dire, finit lui-même, à la suite de Leibniz, par entreprendre cette preuve : « Ou bien, dit-il, nous apercevons intuitivement, et par un sens spécial, la qualité des choses, et nous avons le droit d’affirmer sans preuve que tel objet vaut mieux que tel autre ; la perfection de l’esprit, ou de la liberté, ou de la bonté, serait alors une qualité simple et indéfinissable qui ne pourrait se ramener à aucune autre ; — ou bien, si l’on ne veut pas s’arrêter à cette qualité simple, on serait conduit, comme nous, à ramener le concept de perfection à deux élémens : l’intensité de l’être et la coordination de ses puissances. » On reconnaît les deux principes de Malebranche et aussi de Leibniz. Nous voilà ainsi ramenés par le spiritualisme contemporain aux idées de puissance et d’ordre intelligible,. — c’est-à-dire en définitive de volonté et d’intelligence, — dont l’ancien spiritualisme avait fait déjà le fondement de sa morale ; ce sont donc ces idées qu’il faut examiner de plus près.

Pour procéder avec rigueur, mettons soigneusement à part toute hypothèse métaphysique, et n’usons que de l’analyse psychologique ou du raisonnement. L’école française pourra-t-elle alors persuader aux partisans de la science positive et aux naturalistes qu’il y a dans la puissance et dans l’ordre un autre bien que celui qui résulte de

  1. La Morale, p. 59.