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sortirait d’une source vive qui se sentirait créatrice de ses propres eaux. S’il restait quelque obscurité dans les arrière-fonds de mon être, je pourrais toujours me demander si l’action que je crois libre n’est pas l’effet nécessaire d’une certaine nature cadrée et inconsciente que je ne me serais pas donnée moi-même, le résultat visible d’actions et de réactions invisibles, sorte de chimie dont les opérations profondes échapperaient à la lumière superficielle de la pensée. De plus, cette connaissance absolue de moi-même devrait être a priori ; — point qu’on oublie encore, — car il faudrait que je visse d’avance les effets dans leur cause. Enfin, il faudrait que moi-même je fusse ma propre cause, mon propre créateur, non pas seulement l’auteur de mes actes, mais encore l’auteur de mon existence. C’est ce que nous semble méconnaître l’école spiritualiste française et ce que les spiritualistes ont universellement méconnu. Ils distinguent entre la création complète de soi-même, qui est l’existence absolue, et la création de ses actes, qu’on nomme liberté ; ils supposent donc que nous avons reçu l’être nécessairement ; mais que nous donnons librement l’être à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose avec plus d’attention, on reconnaîtrait qu’elle est contradictoire. S’il y a en moi une nature toute faite que j’ai reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma conscience parce qu’il n’est pas le résultat de mon action consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l’action qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin, « esclave de mon essence, » c’est-à-dire de la nature propre et de l’existence que j’ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour être certain d’être libre, il faudrait que je fusse entièrement l’auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d’être, et que j’en eusse l’entière conscience. En d’autres termes, il faudrait que j’eusse l’existence absolue comme la conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie liberté, ils verront qu’elle aboutit à cette conséquence, qui, pour n’en avoir point encore été ouvertement déduite, n’en est pas moins nécessaire. Au reste, M. Ravaisson est entraîné à nous attribuer effectivement une sorte de conscience de l’absolu dans notre substance même, et cette substance est Dieu, quoique, ne poussant point jusqu’au bout les conséquences, M. Ravaisson n’admette pas que nous soyons Dieu. Nous revenons ainsi plus ou moins franchement à la théologie mystique, à la vision en Dieu de Malebranche, à l’intuition intellectuelle de Schelling, à la conscience de l’absolu de Hegel. Mais l’école traditionnelle en France ne repousse rien tant que ces conceptions transcendantes où l’on prétend nous faire atteindre