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à l’avance sous forme idéale dans l’esprit de l’agent, et elle s’impose comme un ordre ; c’est cet ordre qui serait absurde au inutile, si l’homme n’était qu’un automate contraint ou empêché par son organisation même de faire ce que la loi ordonne[1]. » M. Janet ne tombe-t-il point ici involontairement dans ce que les anciens appelaient le sophisme paresseux ? Ce paralogisme consiste à s’abstenir de poser les causes d’un effet désiré, par exemple à s’abstenir de combattre pour vaincre, sous prétexte que, si la victoire est nécessaire, le combat est inutile, et que, si elle est impossible, le combat est absurde. De même, dans le raisonnement qui précède, on oublie que la loi promulguée, avec ses motifs influant sur l’intelligence et ses mobiles influant sur la sensibilité, peut devenir un des facteurs de sa propre réalisation ; un « ordre, » tout comme une menace, n’est donc ni inutile ni absurde dans l’hypothèse du déterminisme, puisque c’est un des ressorts possibles de « l’automate intelligent et sensible. » — Mais, dira-t-on, les lois n’auraient pas dans ce cas un caractère moral, puisqu’elles ne se réaliseraient plus que par voie de déterminisme. — Cela revient simplement à dire que, si l’homme n’est pas libre, la morale ne sera plus une morale d’êtres libres ; mais c’est ce que personne ne conteste. Si on commence par définir la morale de manière à y impliquer la conception de libre arbitre, il ne sera pas étonnant qu’on l’y retrouve ; seulement on aura supposé ce qui était en question. Nous craignons que l’école spiritualiste n’ait pas toujours échappé à ce reproche. Elle ignore trop ou néglige trop les doctrines de ses adversaires, par exemple la morale naturaliste ou positiviste. Quand elle s’en occupe, elle se borne à montrer que ses adversaires ne peuvent pas fonder une morale comme la sienne. En effet, l’école spiritualiste suppose accordé qu’il n’y a point de science ni d’art des mœurs sans un libre arbitre, conséquemment sans un devoir impliquant pouvoir des contraires, sans une loi absolument impérative en soi et cependant contingente pour nous, sans une sanction divine rétablissant l’harmonie du bonheur avec la vertu, etc. Mais tout cela, c’est précisément la morale spiritualiste, et il est clair que la morale naturaliste ne peut reposer sur les mêmes idées. La question serait de savoir si ces idées sont vraies et sont la seule interprétation possible des faits. Pour ne pas toujours tourner dans un cercle, il faudrait examiner si l’humanité ne pourra point se passer un jour de la morale du libre arbitre, de l’impératif absolu, de la sanction morale, etc. On suppose la chose évidente, elle ne n’est pas. A-t-on démontré qu’avec le déterminisme des idées études types idéaux d’action on ne pourra jamais fonder

  1. Traité de psychologie, p. 303.