Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/276

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

morale avec la métaphysique[1]. Mais comment faut-il se représenter les doctrines métaphysiques dont les actions morales ne sont que la traduction extérieure ? Est-ce comme des certitudes, ou simplement comme des probabilités, et même de pures possibilités ? — C’est ici que nous ne pouvons plus suivre le spiritualisme français. La première « certitude » sur laquelle il veut fonder sa morale, c’est celle de la liberté ou, pour parler avec plus de précision, du libre arbitre. Avec Descartes, il croit prouver directement la liberté par la conscience, par l’évidence du sentiment intérieur ; avec Aristote, il croit la prouver indirectement par sa nécessité pour la morale. Or, ni l’une ni l’autre de ces preuves ne peut réellement établir la certitude du libre arbitre. Pour commencer par les preuves indirectes, tirées de la loi morale et des rapports sociaux, elles sont une pure pétition de principe. L’école éclectique elle-même a rejeté comme un cercle vicieux la preuve kantienne tirée du devoir, et cependant elle la reproduit à son tour quand il s’agit de « démontrer » la liberté. Il faudrait pourtant s’entendre : ou la preuve est bonne, et alors il ne faut pas réfuter Kant ; ou elle est sans valeur, et alors il ne faut pas la reproduire. M. Janet a essayé de la rajeunir en disant : « Supposez que l’homme ne soit pas libre : ou bien il serait contraint d’accomplir la loi par une nécessité irrésistible, et dès lors la loi est inutile ; ou bien l’agent serait empêché par la même nécessité d’accomplir cette même loi, et dans ce cas la loi est absurde. Il est en effet inutile de dire : Fais cela, à celui qui ne peut s’empêcher de le faire ; et il est absurde de le dire à celui qui est dans l’impossibilité de le faire. L’action est représentée

  1. Toutefois, il est une chose que nous ne saurions accorder à M. Ravaisson, à M. Caro, à M. Janet : c’est que la morale repose au fond sur la théologie naturelle, ni « qu’une théorie morale ne puisse se constituer, — sinon sur la base mobile et fragile de l’intérêt matériel, — en dehors de toute conception de cet idéal moral que représente le nom de Dieu. » (Ravaisson, la Philosophie en France au XIXe siècle, p. 222.) A moins que M. Ravaisson, à l’exemple de M. Vacherot, entende simplement par Dieu un idéal de moralité dont l’existence réelle demeure un problème. De même, si nous accordons aux spiritualistes que la morale a son fondement dans la métaphysique, c’est la condition qu’il s’agisse simplement de l’acte moral lui-même, de la décision intérieure entre l’intérêt et le désintéressement, décision qui enveloppe un problème relatif à la nature essentielle de l’homme et à l’avenir du monde. Mais la théorie des mœurs proprement dite est à nos yeux toute scientifique : elle se fonde à la fois sut la psychologie, sur la physiologie, sur la sociologie, sur la cosmologie. Le tort de l’école française, en général, c’est de s’être préoccupée trop exclusivement de la psychologie et de la métaphysique comme fondemens de la morale, au préjudice de la physiologie et de la sociologie ; de plus, elle n’a pas conçu la psychologie même sous une forme assez scientifique. — Voir sur ce dernier point les deux livres de M. Th. Ribot sur la Psychologie anglaise contemporaine et sur la Psychologie allemande contemporaine.