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SAUVAGEONNE.

sur les pelouses récemment fauchées et sur les parterres tout fleuris de roses-thé. En dehors de cette longue zone lumineuse, les massifs restaient plongés dans une ombre noire. Les charmilles taillées carrément allongeaient leurs arceaux à droite et à gauche et masquaient les murailles, de sorte que le parc semblait comprendre dans son enceinte les collines grises et les bois qui les couronnaient. Sous la clarté lunaire, les retombées des lierres et des vignes vierges ondulaient légèrement, et le murmure tremblotant des grillons faisait comme un accompagnement naturel à ces frissons de verdure. A part cette musique assoupissante et berceuse, pas un bruit dans la campagne, sauf parfois un glouglou d’eau courante ou un chœur enroué de grenouilles, résonnant avec lenteur, puis s’arrêtant soudain, comme le ronflement d’un dormeur qu’on dérange.

Francis s’était avancé sur le perron, à côté de Mme Lebreton.

— Bien souvent, dit-il, dans les premiers mois de mon séjour, j’ai rêvé de me promener dans votre parc par une belle nuit pareille à celle-ci… Avant d’avoir l’honneur de vous connaître, je vous avoue que j’étais remué par de vilaines pensées envieuses… Je vous en voulais, madame, de posséder cette propriété de la Mancienne et de ne pas en jouir.

— Voulez-vous que nous y fassions un tour au clair de lune ? lui demanda-t-elle.

Cette promenade lui semblait une diversion salutaire ; elle la trouvait moins redoutable que le tête-à-tête du salon.

— Volontiers, répondit-il.

Ils étaient descendus vers la pelouse, où des massifs de pétunias exhalaient une odeur de girofle.

— Il ne suffit pas, reprit Mme Adrienne, de posséder une belle chose pour en jouir ; il faut encore être dans certaines dispositions d’esprit… Je n’étais pas dans ces conditions-là et j’ai passé ici bien des heures ennuyées. M. Lebreton, tout occupé de ses affaires, ne s’inquiétait pas de savoir si je trouvais les journées longues ; je n’avais auprès de moi ni amis ni enfans…

— Pas d’enfans ? Je croyais vous avoir entendu parler d’une fille…

— Adoptive, oui… Et cela vous prouve combien j’avais besoin de remplir ce vide dont je vous parlais. Mais là encore j’ai éprouvé une déception. Malgré mon désir de m’attacher à cette enfant, je n’ai pas pu la conserver près de moi… Et pourtant je l’aime bien, ma pauvre Sauvageonne !

— Sauvageonne ! s’écria-t-il étonné de ce nom bizarre.

— Elle s’appelle Denise, mais nous l’avions surnommée Sau-