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SAUVAGEONNE.

trée et ardente ! Ces notes tumultueuses ou mélancoliques éveillaient un écho dans son cœur, fermé jusqu’alors comme un jardin clos de hauts murs où pousse mystérieusement une flore ignorée. Mme Adrienne s’oubliait à suivre ces rythmes heurtés et capricieusement impétueux, et elle oubliait aussi ses convives. Mlle Irma battait du menton et de la main la mesure à contre-temps, et étouffait des bâillemens multipliés ; la partie de dominos était terminée ; le juge de paix, le notaire et sa femme vinrent saluer la maîtresse de la maison, et Mlle Chesnel, pour ne pas revenir seule, se décida à les accompagner ; mais, avant de partir, ils allèrent tous malicieusement, l’un après l’autre, souhaiter le bonsoir au garde-général, qui, agacé par ces salutations intempestives, frappait les touches avec un redoublement d’énergie. Enfin ils s’éloignèrent et sortirent par le jardin, sans que Francis quittât le piano. Quand il eut terminé le morceau, il se retourna et se trouva seul avec Mme Lebreton, qui rentrait dans le salon encore vibrant des sonorités de la polonaise.

— Ils sont tous partis, dit Adrienne un peu effarouchée ; la musique les a mis en déroute… Excusez-les, ils n’y entendent rien.

— J’ai peut-être aussi abusé de la permission, répondit Francis en se levant comme à regret, et je crains d’avoir été indiscret.

— Au contraire, vous m’avez fait grand plaisir.

— Vous êtes trop aimable, madame, pour parler autrement, mais…

— Je dis toujours ce que je pense… Quand vous me connaîtrez mieux, vous ne vous en apercevrez que trop… Vous partez ? ajouta-t-elle, en le voyant se lever ;… je ne vous retiens pas, car je crois qu’il est tard.

— Il n’est que dix heures, hasarda hypocritement Francis.

Elle ne répondait pas, partagée entre la crainte du qu’en-dira-t-on et un vague désir de prolonger ce tête-à-tête non prémédité. Le jeune homme ne faisait plus mine de prendre son chapeau, et Adrienne, indécise, embarrassée, s’était décidée à se rasseoir.

— Je crains, murmura-t-elle timidement, que nos soirées ne vous paraissent un peu lourdes et que vous ne vous ennuyiez à la Mancienne.

— Oh ! madame, protesta-t-il en se rasseyant à son tour, c’est à vous que je dois les seules bonnes heures que j’aie passées depuis que je suis ici.

— Auberive vous déplaît ?

— Beaucoup moins maintenant… Mais, de février en avril, j’y ai trouvé les journées démesurément longues.