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REVUE DES DEUX MONDES.

— Excusez-moi, répondit Adrienne, je n’étudie pas depuis longtemps et je n’ai plus de doigts. Mais si vous voulez entendre un peu de bonne musique, priez M. Pommeret de se mettre au piano… Il a un véritable talent et il vous fera plaisir.

Ce n’était pas précisément l’affaire de Mlle Irma, qui avait compté accaparer le garde-général pendant que Mme Lebreton serait au piano, mais elle s’était trop avancée pour reculer et elle joignit ses prières à celles de Mme Adrienne.

— Volontiers, murmura Francis en s’inclinant devant cette dernière.

Il s’assit sur le tabouret, prit un cahier de sonates de Mozart et frappa quelques accords. Dès les premières notes, le curé, qui se couchait régulièrement à dix heures, s’empressa de se lever, salua silencieusement et se retira, son tricorne sous le bras.

Francis Pommeret n’avait pas tourné la tête. Il commençait la sonate en la et mettait toute son attention à exécuter le thème avec expression. Il avait un joli talent d’amateur et ne s’en tirait pas mal. Les notes suaves et câlines de la musique de Mozart montaient, légères, dans le salon sonore. Mme Lebreton, tournée vers le piano, les bras croisés, la tête un peu rejetée en arrière, semblait sous le charme de cette musique faite de tendresse et de clarté, qui lui donnait une impression de fraîcheur matinale. Les variations se succédaient ; les notes s’égrenaient, tantôt lentes et caressantes, tantôt allègres et vives comme une envolée d’oiseaux, et Mme Adrienne, en les écoutant, se sentait remuée de cette même joie intime et printanière qu’elle avait éprouvée en se promenant au mois de mai dans les bois d’Auberive.

Il n’en était pas de même de ses hôtes, qui ne comprenaient rien à la musique classique et dont un quadrille tapageur eût mieux satisfait les oreilles peu délicates. Le percepteur sommeillait dans son fauteuil ; sa femme, prévoyant qu’il allait ronfler, se leva de la table de jeu, le tira par le bras, et tous deux saluant gauchement Mme Lebreton, interrompirent le garde-général pour lui souhaiter le bonsoir.

Francis s’était arrêté.

— Encore ! encore ! murmura la veuve, qui rentrait après avoir reconduit le couple.

Elle s’était rassise sur le canapé et regardait avec des yeux supplians le jeune homme, qui s’était retourné vers elle.

Il lui obéit, et feuilletant un second cahier, il commença une polonaise de Chopin. Cette musique passionnée, tantôt fougueuse et emportée comme une galopade de chevaux sauvages, tantôt triste et pénétrante comme une plainte humaine, acheva de charmer Mme Lebreton. Elle était si bien en harmonie avec sa nature concen-