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REVUE DES DEUX MONDES.

— Pour avoir choisi cette belle carrière des eaux et forêts, soupirait-elle, vous devez beaucoup aimer la campagne, n’est-ce pas, monsieur ?

Tout occupé à regarder l’ombre portée des longs cils d’Adrienne sur ses joues mates, Francis entendit la question de Mlle Irma comme un bourdonnement confus ; en la voyant qui trempait ses lèvres dans la coupe de Champagne, il se méprit sur le sens des paroles et répondit distraitement :

— Non, vraiment mademoiselle, je n’en bois jamais.

La demoiselle, interloquée, releva la tête, et suivant le rayon visuel de son voisin, le trouva fixé dans la direction d’Adrienne. Elle comprit alors le motif de cette réponse en coq-à-l’âne et se mordit les lèvres.

Un autre convive avait également remarqué la complaisance avec laquelle le regard de Francis s’arrêtait sur Mme Lebreton. C’était le curé. Il observait le manège du garde-général avec une inquiétude méfiante. Ses petits yeux noirs enfoncés sous l’orbite épiaient silencieusement ceux du jeune Pommeret, et l’expression sévère de son visage troué de petite vérole indiquait combien il était scandalisé de cette contemplation, où il croyait déjà lire une coupable convoitise.

Cependant les conversations allaient leur train. Le diapason des voix s’était haussé d’un ton :

— Vous devez toujours étudier le jeu de votre partenaire, criait le juge de paix à la notairesse, et ne jamais lui boucher sa pose…

— On ne vous voit guère à l’ouvroir, disait Mlle Irma en se retournant en désespoir de cause vers la femme du percepteur.

— Que voulez-vous ! quand on a quatre enfans, on est assez occupée à raccommoder leurs nippes… J’ai l’aiguille à la main toute la journée…

Les pyramides de cerises roulaient sur la nappe, les jattes de fraises et de framboises circulaient et se vidaient ; une odeur de fruits mûrs emplissait la salle à manger.

— Ma foi ! tout était excellent ! s’exclamait le percepteur en se frottant la barbe avec sa serviette. Convenez, curé, que bien dîner n’est pas un péché !

Sans lui répondre, et l’œil toujours braqué sur le garde-général, le curé s’était penché vers Mme Lebreton :

— Je crois, madame, murmura-t-il, qu’il serait charitable de mettre un terme aux effusions de mon voisin.

Mme Adrienne s’était levée et avait pris le bras du notaire. Les chaises furent repoussées brusquement. Chacun imitait son exemple