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SAUVAGEONNE.

Ses yeux enhardis, après s’être caressés aux couleurs vives des fleurs de la corbeille, s’arrêtaient avec complaisance sur la figure expressive et distinguée de la maîtresse de la maison. La toilette noire d’Adrienne Lebreton, tout en restant sévère, n’était pas exempte de coquetterie ; une dentelle en vieux point de Venise garnissait son corsage montant, et une ruche blanche frissonnait autour de son cou. Elle ne portait pas de bijoux et était coiffée de ses seuls cheveux, dont les bandeaux bruns, épais et lisses, encadraient l’ovale allongé de son visage, où brûlait le feu assoupi de ses prunelles couleur café. Il est probable que si Francis eût aperçu la veuve un an auparavant, dans la ville qu’il habitait et où les jolies femmes n’étaient pas rares, cette personnalité un peu austère et voilée l’eût laissé indifférent ; il eût trouvé qu’elle manquait de jeunesse et d’éclat. Mais un séjour de cinq mois à Auberive lui avait rendu le goût moins difficile. Le fond gris et vulgaire sur lequel Mme Lebreton se détachait était merveilleusement propre à la faire valoir ; elle ressortait au milieu des bourgeoises campagnardes, comme l’habitation opulente de la Mancienne tranchait elle-même sur l’ensemble effacé et mesquin des bâtisses du bourg. Peu à peu l’accoutumance et l’absence de points de comparaison avaient fait découvrir à Francis dans la personne d’Adrienne de délicates nuances pleines de charme, des beautés discrètement enveloppées. Elle avait éveillé en lui un singulier sentiment tendre, où il entrait autant de curiosité que de désir.

Les regards du garde-général ne quittaient guère Mme Lebreton. Ils allaient de son corsage sobrement gonflé à ses cheveux aux torsades foncées mordues par un peigne d’acier ; ils suivaient le modelé des bras, qui étaient fort beaux, jusqu’aux poignets d’où sortaient de longues mains effilées ; ils erraient le long des lèvres rouges entr’ouvertes sur des dents très blanches et plongeaient audacieusement dans la profondeur des yeux cerclés de bistre.

Il était si absorbé dans cette contemplation qu’il ne répondait plus que machinalement aux questions de Mlle Irma Chesnel, sa voisine. Cette jeune fille nubile et déjà lasse du célibat avait toujours rêvé d’épouser un de ces fonctionnaires que l’administration envoyait à Auberive et qui s’y succédaient rapidement, pareils à des oiseaux de passage. Pour le quart d’heure, elle cherchait à conquérir le cœur du garde-général, et depuis le potage elle essayait de flirter avec lui. Le verre de Champagne qu’elle venait de boire lui avait donné un redoublement de loquacité et elle caquetait comme une corneille sentimentale, parlant en style de romance des attraits de la solitude, des petites fleurs des bois et du murmure des ruisseaux.