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REVUE DES DEUX MONDES.

Cette façon campagnarde de refuser amusa les dames qui s’entreregardèrent en riant sous cape, tandis qu’à l’autre bout de la table, la perceptrice rougissait de la rusticité de son mari. Mme Lebreton sourit discrètement, et son regard glissant par-dessus les fleurs qui ornaient le centre de la table, se rencontra un moment avec celui de Francis Pommeret, assis de l’autre côté, entre la femme du notaire et la sœur de la receveuse des postes, Mlle Irma Chesnel.

C’était la première fois que Mme Adrienne donnait à dîner depuis son deuil ; pendant douze mois elle s’était rigoureusement condamnée à la solitude ; mais le bout de l’an de M. Lebreton ayant été célébré à la fin de juin, elle avait cru pouvoir se départir de ses habitudes de recluse et se remettre en communication avec le monde. Son salon s’était rouvert, et parmi les visiteurs les plus assidus et les mieux accueillis, le bourg avait remarqué, non sans commentaires, le nouveau garde-général. Ce premier dîner réunissait les notables d’Auberive, et naturellement Francis Pommeret figurait parmi les invités.

On en était au dessert, à ce moment agréable où la digestion n’ayant pas encore commencé et où le cerveau se trouvant émoustillé, les langues se délient, les joues se nuancent de rose et les yeux étincellent. Un vieux corton versé avec précaution achevait de dégourdir l’esprit des convives. Pierre, en livrée brune, et une alerte femme de chambre tournaient autour de la table sans qu’on entendît le bruit de leurs pas amortis par les nattes qui couvraient le parquet. On venait d’apporter les lampes. Par les fenêtres ouvertes une brise un peu plus fraîche envoyait des odeurs de foin fauché, tandis qu’au loin les rumeurs assourdies du village se fondaient dans les bourdonnemens de la conversation plus animée des convives.

La femme du percepteur, au rebours de son mari, avait repris deux fois de l’entremets ; elle n’était pas habituée à de pareilles bombances et semblait faire provision de nourriture en vue des privations du reste de la semaine. Quant au percepteur, il se souvenait qu’il avait promis à ses quatre enfans de leur rapporter quelque chose, et, en bon père de famille, il profitait du passage des assiettes de dessert pour bourrer de petits fours les poches de sa redingote. La femme du notaire se faisait expliquer par le juge de paix les règles du domino à quatre. Francis Pommeret parlait peu, mais il savourait voluptueusement cette atmosphère de bien-être. Le luxe de la table, l’odeur des roses, la clarté dorée des lampes, le bouquet exquis du bourgogne circulant dans de poudreuses bouteilles couchées sur des paniers d’argent, tout cela le remettait dans son ancien milieu et lui causait une joyeuse dilatation intérieure.