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SAUVAGEONNE.

tensité. Cette après-midi de printemps, si ensoleillée et si limpide, ne faisait qu’assombrir son humeur noire, par le contraste de la gaîté du monde extérieur avec la maussaderie de son bureau, meublé de cartons verts et de liasses de papiers jaunis.

Il était donc mélancoliquement assis près de sa fenêtre, dépouillant d’une main nonchalante sa correspondance administrative, suivant de temps à autre d’un œil distrait le vol d’une mouche, et bâillant à se décrocher la mâchoire. Tout à travers cette occupation peu absorbante, il lui sembla entendre dans le corridor conduisant à son bureau le bruit léger d’un pas féminin, accompagné d’un frôlement de jupes empesées. Il dressa l’oreille. La démarche de la personne qui longeait le couloir n’avait certainement rien de commun avec celle de Mme Pitoiset, ni avec le pas lourd de la servante. Ce bruit inusité cessa devant le seuil de Francis ; en même temps on heurta discrètement, du bout du doigt, à sa porte. Il avait à peine répondu : « Entrez ! » que le bouton fut tourné et qu’une dame en deuil apparut à ses yeux surpris.

— Monsieur le garde-général ? demanda une voix de contralto à la fois grave et bien timbrée.

— C’est moi, madame.

Francis Pommeret s’était levé tout d’une pièce. Il saluait cérémonieusement en offrant à l’étrangère l’unique siège un peu confortable : un de ces fauteuils Voltaire recouverts de damas de laine groseille, qu’on trouve dans toutes les chambres garnies.

— Monsieur, reprit la visiteuse, je suis Mme Lebreton,… de la Mancienne, et je viens vous adresser une requête.

Francis s’inclina de nouveau de son air le plus aimable, puis il y eut une minute de silence, comme si chacun des interlocuteurs se recueillait pour retrouver son sang-froid. Le garde-général regardait Mme Lebreton, svelte et bien prise dans sa robe montante de cachemire noir. La marche et l’émotion avaient animé le visage de la veuve ; ses joues, légèrement rosées et ses grands yeux à demi cachés par les cils se détachaient vivement de l’encadrement sombre et vaporeux, formé par les tulles et les crêpes de sa coiffure de deuil. D’après ce qu’on lui avait dit, Francis s’était figuré une Mme Lebreton plus mûre et moins attrayante. — Elle, de son côté, s’était probablement attendue à rencontrer dans le garde-général quelque ours hérissé et bourru, semblable à la plupart des forestiers qu’elle avait connus à Auberive. Aussi se sentait-elle fort intimidée en présence de ce beau garçon, aux mains blanches, à la mise soignée, aux façons d’homme du monde, près de qui elle venait en solliciteuse.

— Monsieur, commença-t-elle d’une voix moins assurée, ma