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SAUVAGEONNE.

— Mal, madame Lebreton ; le guignon y est, et il n’en sort pas.

— Le guignon ? reprit sévèrement la veuve. Peut-être bien aussi un peu la paresse… On aime trop à ne rien faire chez vous, Manette !… Pourquoi ne vous louez-vous pas dans quelque ferme ?… Vous êtes forte et vous pourriez gagner de bons gages.

— Eh bien ! et mes gachenets, ma pauvre dame ?… qui donc aurait soin d’eux ?

— Vos enfans iraient à l’école… Ils n’en seraient que mieux soignés, et je me chargerais volontiers de leur entretien.

— Ah ! madame Lebreton, vous parlez comme les gens riches qui ont des domestiques à leurs ordres… Si les petits vont aux écoles, et moi en service, qui donc gardera la vache ?… Ce n’est pas le père Trinquesse, bien sûr ; cet homme-là ne songe qu’à lui !… Et il nous arrivera encore quelque misère, comme celle de tout à l’heure.

— Que vous est-il arrivé ?

— Le guignon, ma bonne dame, comme je vous disais !.. Pendant que j’avais le dos tourné, les enfans ont ouvert la porte de l’étable, et la vache est allée pâturer dans le bois… Pour lors, le brigadier Jacquin, qui ne cherche qu’à nous faire des maux, l’a aperçue dans le taillis, et il a ramené ici la pauvre bête à coups de gaule, en criant comme une poule qui a vu le putois… Trinquesse, qui n’est pas endurant, lui a répondu de mauvaises raisons, et tout ça a fini par un procès-verbal… Un procès, ça va coûter de l’argent, et où le prendrons-nous, sainte Mère de Dieu ! Il n’y a pas un vaillant denier chez nous… On vendra la vache, on mettra le père Trinquesse en prison… Et alors, qu’est-ce que nous deviendrons. Seigneur Jésus ! qu’est-ce que nous deviendrons ?…

Des larmes tombèrent des gros yeux de Manette, sa poitrine se souleva et elle se mit à sangloter bruyamment, tandis que dans l’intérieur de la hutte les deux gamins braillaient de plus belle.

Cette douleur, étalée avec l’exagération que le peuple apporte dans l’expression de tout ce qu’il ressent, joie ou chagrin, finit par toucher Mme Lebreton ; elle se reprocha d’avoir été trop dure pour la fille du rebouteux, et sa bonté naturelle reprit le dessus. — Ne pleurez pas, dit-elle, il y a peut-être encore moyen d’arranger les choses… Venez avec moi chez le brigadier, vous lui ferez des excuses, et j’obtiendrai de lui qu’il ne donne pas suite à son procès-verbal.

La Manette rajusta sur sa tête le bonnet d’étoffe violette bordé de tulle noir, qui est la coiffure des paysannes de la montagne langroise, et suivit la veuve en continuant à se lamenter.

La maison forestière était proche. On apercevait entre les bran-