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REVUE DES DEUX MONDES.

Dieu, — qui fait bien ce qu’il fait, — avait enfin rappelé à lui M. Lebreton. — Certainement elle l’avait pleuré comme il convient ; on ne perd pas un homme auprès duquel on a vécu quinze ans sans éprouver une sensation pénible ; on ne reste pas impunément seule au milieu d’un tracas d’affaires industrielles sans être prise d’un serrement de cœur et d’un mouvement d’angoisse. Mais, pour dire le vrai, sa douleur avait été modérée, et, à l’heure actuelle, son chagrin s’était complètement évaporé au souffle tiède du printemps revenu.

La forge était vendue, les affaires étaient liquidées ; Mme Adrienne se trouvait donc libre… libre d’aller et de venir, d’arranger sa vie à son gré ! Certes elle n’avait nullement l’intention d’abuser de cette liberté ; mais elle était heureuse d’être débarrassée du joug et se sentait redevenir jeune. Avec la belle fortune laissée entièrement à sa disposition, elle pourrait se créer une existence selon ses goûts. Elle ferait prochainement revenir à la Mancienne Denise, dont quatre ans de couvent avaient assoupli le caractère, et se chargerait elle-même de compléter l’éducation de sa filleule ; elles voyageraient ensemble, et ce serait un bonheur de visiter de compagnie tant de beaux pays qui leur étaient aussi inconnus à l’une qu’à l’autre. La vie commencerait en même temps pour toutes deux ; elles auraient les mêmes étonnemens, les mêmes émotions et les mêmes joies…

— Bonne promenade, madame Lebreton ! cria tout à coup une voix rauque et plaignarde, qui la fit tressaillir ; vous voilà bien à bonne heure par chez nous ?

Elle releva la tête et aperçut à deux pas Manette Trinquesse, accroupie devant la porte de sa masure délabrée.

Les abords du logis des Trinquesse, si joyeux quelques heures auparavant, avaient maintenant un air désolé. — Le feu s’était éteint, la marmite gisait renversée dans les cendres ; à l’intérieur de la hutte retentissaient des cris d’enfans pleurards, entre-coupés par les jurons du vieux Trinquesse. Manette, assise sur ses talons, les mains plongées dans sa tignasse blonde, montrait une hâve figure bouleversée et des yeux rougis.

Les sourcils de Mme Lebreton se froncèrent ; elle employait parfois Manette et lui faisait l’aumône plus souvent encore, mais elle ne l’aimait pas. Elle avait pour cette fille débraillée dans ses mœurs comme dans sa toilette la répugnance qu’inspirent le vagabondage et le désordre aux femmes élevées dans les habitudes régulières et correctes de la vie bourgeoise.

— Bonjour, Manette, répondit-elle d’une voix brève, comment va-t-on chez vous ?