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SAUVAGEONNE.

sonnailles retentissantes ; et là-haut, dans la coupe, elle ragaillardissait le bûcheron qui enfonçait sa cognée au cœur des chênes marqués pour l’abatage ; elle gagnait jusqu’aux cloches de l’église, dont les voix moins grêles s’égrenaient avec une allégresse inaccoutumée.

Même dans la maisonnette de Trinquesse, en contre-bas de la Grand’Combe, non loin du ruisseau de l’Aubette, il y avait de la gaîté et des rires d’enfans. La maisonnette n’était pourtant rien moins que riante, et on n’y festoyait pas tous les jours. Bâtie en torchis avec une toiture de mottes de terre, c’était à proprement parler plutôt une hutte qu’une maison. Dans l’unique chambre, le père Trinquesse, sa fille Manette et deux marmots de cinq à huit ans s’entassaient pour dormir. Un jardinet, où il poussait plus de pierres que de légumes, un appentis en planches pour la vache, et c’était tout. Le père Trinquesse, maigre sexagénaire à museau de fouine, exerçait trois ou quatre métiers, dont le moins suspect était celui de diseur de bonne aventure et de rebouteux, sa fille Manette, qui courait sur la trentaine, faisait des lessives, ramassait des fraises en été, allait à la faîne en octobre, au bois mort en hiver, et toutes ces industries réunies suffisaient à peine à nourrir les deux gachenets qu’elle avait eus on ne savait où et dont les pères s’étaient bien gardés de se montrer. Les marmots n’en poussaient pas moins dru et n’en étaient pas moins florissans, bien qu’ils fussent à peine couverts et qu’ils reçussent plus de taloches que de pain blanc. Pour le quart d’heure, ils s’occupaient d’allumer un feu d’ételles au beau milieu du chemin qui longeait la maisonnette, et leurs yeux écarquillés se fixaient tantôt sur le foyer pétillant, tantôt sur les mains osseuses du père Trinquesse, très affairé à plumer deux geais qu’il avait pris aux gluaux. Ces deux oiseaux, assaisonnés de poireaux, de choux et de pommes de terre, devaient composer une potée dont le vieux braconnier promettait merveille. La vue de la marmite noire où nageaient les légumes suffisait par avance à dilater les narines gourmandes des gamins. En attendant, ils se disputaient les plumes bleues des ailerons, qu’ils plantaient triomphalement dans leurs cheveux ébouriffés, et leurs cris de joie étaient si aigus qu’on les entendait de la Mancienne, dont le parc allongeait ses clôtures jusqu’aux lisières de la Grand’Combe.

Là aussi tout se ressentait de l’allégresse printanière. Le château s’était réveillé de son long sommeil hivernal ; devant la façade encadrée d’aubépines roses et de cytises, les allées et venues des domestiques indiquaient que la Mancienne était de nouveau habitée. À travers les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée, on apercevait les rideaux soyeux aux plis lourds, les jardinières ornées de tulipes et le drap rouge des fauteuils débarrassés de leurs housses.