Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être utiles. Évidemment tout a un aspect assez sombre à Saint-Pétersbourg. La situation paraît profondément troublée, et ce qui ajoute encore à la confusion, c’est qu’un des membres de la famille impériale, un des cousins du tsar, a été récemment atteint par des rigueurs de police dont la cause reste assez mystérieuse. Le grand-duc Constantin lui-même ne serait pas à l’abri d’une disgrâce ; il se verrait obligé d’abandonner la présidence du conseil de l’empire et la direction de la marine. Au milieu de ce trouble moral qui règne visiblement à Pétersbourg, que fera le nouveau souverain ? quelle politique se propose-t-il de suivre ? Le jeune empereur Alexandre III s’est enfermé à Gatchina, et jusqu’ici le silence qu’il garde semble révéler plus de perplexités intimes que de décision. Les premiers actes par lesquels il a signalé son avènement n’ont rien encore de bien caractéristique. Les choix des hommes qu’il appelle auprès de lui n’ont peut-être qu’une signification toute personnelle. Le général Loris-Melikof, qui depuis son avènement au pouvoir sous le dernier tsar, avait gardé une certaine popularité, paraît de voir se retirer. Le général Ignatief a retrouvé faveur et vient d’être appelé au ministère des domaines. Les choix et les actes se succèdent sans révéler une intention bien claire, une volonté bien fixe. Au fond l’empereur Alexandre III, c’est aisé à voir, est incertain et irrésolu. Il a autant que bien d’autres le sentiment de la gravité de la situation sans se rendre compte non plus que bien d’autres des vrais moyens d’y remédier.

Des réformes, des réformes, c’est ce qu’on demande au jeune tsar, et rien n’est plus facile sans doute que de se payer de mots retentissans, de tracer des programmes de réformes idéales. La difficulté est d’entrer dans la pratique, de préciser la nature, le cadre et les limites de ces réformes. Nul doute qu’il n’y ait immensément à faire en Russie pour instituer un certain ordre légal, un système de garanties et de contrôle. Des assemblées provinciales, locales sont possibles et auraient peut-être une sérieuse efficacité. Au-delà, il faut l’avouer, il n’est pas trop facile de comprendre ce qu’on veut dire lorsqu’on parle d’une constitution à l’européenne, d’un parlement. Imagine-t-on bien une constitution plus ou moins abstraite dans un empire composé de-près de quatre-vingt millions d’âmes de toutes les races, de toutes les zones, de toutes les civilisations ? Se figure-t-on un parlement où serait représenté tout ce qui appartient à la Russie depuis les provinces polonaises jusqu’au Caucase, depuis la Finlande jusqu’au pays des Tcherkess ? Que l’empereur Alexandre III hésite et demande à réfléchir avant d’entrer dans cette voie, on ne peut pas absolument s’en étonner. Ce qui est de toute évidence cependant, c’est qu’il y a quelque chose à faire pour ouvrir une issue légale et régulière aux aspirations, aux besoins de garanties, aux désirs légitimes de toute une partie de la société