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doucement la jalousie, l’industrieuse jalousie amène chacun d’eux à la connaissance de son cœur… « Enfans que nous étions ! il paraît que nous nous aimons : soyons heureux ; applaudissez ! » En vérité, voilà toute la fable : c’est un chapitre bien court de l’histoire de deux âmes, ménage en marge d’une série de croquis avec l’économie la plus habile du monde.

Il y a dans ce chapitre un bien joli passage. C’est presque au début, quand, après une absence, Roger, ce jeune homme élevé par sa mère pour être dégourdi trop tard et de l’Institut trop tôt, retrouve sa petite cousine, sa pupille, Suzanne, plus belle qu’avant son départ, devenue femme et qui l’aime. Sans comprendre qu’elle l’aime, et surtout sans savoir qu’il la paiera de retour, il est embarrassé, le jeune docteur, par les caresses innocentes de cette enfant trop grande. Il les repousse : elle s’étonne de cette froideur nouvelle. Il se détourne en murmurant une gronderie timide, une gronderie honteuse, presque inarticulée : « Là, voyons, soyez sage, mademoiselle : on ne joue plus ; .. » elle l’embrasse malgré lui, par surprise, en trahison, — et rien n’est plus charmant ni plus chaste à la fois que la tendresse inavouée de cette espièglerie. La scène, tranchons le mot, est de tout point exquise, et je la préfère de beaucoup à celle qui termine l’intrigue, bien que celle-là s’achève en un trait délicieux. Quand Roger, à la fin, déclare son amour à Suzanne, la jeune fille, jusque-là si libre et si hardie, s’émeut soudain et se trouble : elle voit tout à coup la nudité de leurs deux âmes ; elle rougit, comme lit Eve à la nudité de son corps ; elle se lève, et d’une voix basse, très douce : « Allons-nous-en… » Ces trois petits mots qui tombent de ses lèvres presque immobiles, ces trois mots sont dignes d’une vierge de Musset. Oui, mais justement, toute la scène qui précède n’est que du Musset refait, une froide imitation, d’après une recette apprise, où « la préciosité, comme dit l’auteur lui-même, tient lieu de délicatesse, — et la sentimentalité de sentiment. » Je n’en veux pour preuve que cette phrase, qui dans le rôle de Bellac ferait sourire, comme un pastiche modelé à souhait : « C’est sur tes petits doigts roses, c’est sur la soie d’or de tes cheveux d’enfant que mon cœur ignorant a épelé ses premiers baisers ! » Je garderai donc pour la première scène ma plus tendre admiration, et il suffit que l’intrigue ait donné prétexte à celle-là pour que je la déclare nettement l’une des meilleures que je connaisse.

Mais d’ailleurs est-ce l’intrigue, si bien menée qu’elle soit, qui a séduit, l’autre soir, la faveur du public ? Non, en vérité, personne n’était inquiet sur la destinée des amoureux. L’intrigue ne paraissait que d’un prix médiocre, en somme : on savait que l’auteur ne la tenait du bout des doigts que pour empêcher de se défiler les perles qu’il nous offrait. L’écrin, non plus, n’intéressait guère, — j’entends l’extérieur, la figure de