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marais à assainir, des rivières à endiguer, des voies de communication à établir, une Sardaigne à rendre moins insalubre, une Sicile à conquérir sur les brigands et des villes à sauver de la faillite ? « Avant de penser à coloniser la Tunisie, a-t-on dit, l’Italie ferait bien de se coloniser elle-même. » L’autre jour, le directeur d’un de nos asiles de convalescentes a vu se présenter pour être admise parmi ses pensionnaires une écuyère de cirque fort pimpante ; elle avait une robe de soie brochée et portait des pendans de diamans à ses oreilles, mais elle n’avait pas de chemise. Les nations doivent songer avant tout à se procurer des chemises, et la sagesse qui fait le bonheur des peuples n’est pas celle des écuyères de cirque.

Il est enfin des Italiens dont le métier est de se plaindre sans cesse, de compter leurs griefs sur leurs doigts, d’intenter de perpétuels procès à leurs voisins, de revendiquer partout quelque chose. Leurs convoitises sont insatiables, leurs doléances et leurs quérimonies ne finissent pas. Le bonheur d’autrui les navre, tout profit qui vient à leur prochain est du bien qu’on leur dérobe, un tort sérieux qu’on leur fait ; ils crient à la fraude et au dol. Le congrès de Berlin avait échauffé leur bile, leur avait causé des transports d’indignation ; ils ne se consolaient pas d’avoir vu revenir leurs plénipotentiaires les mains vides. « en quoi ! s’écriaient-ils, tout pour les autres et rien pour nous ! » Il semblait que l’Angleterre leur eût pris Chypre, que l’Autriche leur eût pris la Bosnie ; ils se sentaient à la fois humiliés et volés. A vrai dire, chez la plupart d’entre eux, l’habitude de se plaindre à tort et à travers est moins une folie qu’une méthode. Les fous sincères sont plus rares en Italie qu’ailleurs ; ce peuple a l’esprit si délié ! Les éternels plaignant dont nous parions se flattent qu’à force de se représenter comme des victimes, ils finiront par attendrir leurs juges, par attraper quelque lopin. On éconduit souvent les quémandeurs ; de guerre lasse on finît par leur donner.

Heureusement, s’il y a des fous sincères ou rusés en Italie, les gens de bon sens y abondent, et on peut s’en remettre à eux du soin d’empêcher que l’incident tunisien ne brouille deux peuples qui ont besoin l’un de l’autre. — « Nous sommes un jeune royaume, nous disait un député italien, mais nous sommes la plus vieille des nations, car c’est nous qui, à deux reprises, avons civilisé l’Europe. Nous en avons tant vu que nous n’avons plus les entraînemens îrréfléchis de la jeunesse. Nous prenons notre parti de bien des choses, nous nous prêtons aux compromis, nous savons que les affaires humaines ont bien des faces et que le temps est un habile ouvrier. Si parfois nous crions, il ne faut pas s’en inquiéter, nos passions s’évaporent en paroles. L’expérience des siècles a laissé un dépôt dans la conscience de tout Italien ; il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres, elle est moins prompte à s’émouvoir et à se scandaliser, et notre sagesse, un peu sceptique, nous préserve des grands dangers comme des grandes fautes. »