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Une apathie que rien ne peut dégourdir, des fantaisies que personne ne peut prévoir, une finesse cauteleuse, des grâces et des ruses félines, et de soudains emportemens, de brusques échappées d’humeur, tel est le caractère de tout potentat barbaresque dans un âge de décadence. Pour les Maures comme pour tes juifs de Tunis, l’embonpoint constitue la suprême beauté ; ils estiment qu’une femme n’est pas parfaite si elle ne ressemble à un bloc de graisse. Dès qu’une jeune fille est fiancée, on l’enferme dans une chambre noire, où on la nourrit de boulettes de graines oléagineuses quelle doit avaler sans les mâcher et qui ont la propriété d’épaissir le sang. Privée de tout exercice, on lui donne beaucoup à boire et on la fait dormir le plus possible[1]. Au bout de quarante jours de ce régime, on lui présente les bagues et les bracelets déposés par son fiancé dans sa corbeille de noces. Si elle en remplit la capacité, si elle peut les porter sans risquer de les perdre, on juge qu’elle est à point, qu’elle fera la félicité et l’orgueil d’un époux. Il passe pour constant à Tunis qu’un embonpoint florissant et torpide, une vie grasse et stagnante est non-seulement l’indispensable condition de la beauté des femmes, mais la marque visible de la majesté du souverain, et c’est par un excès d’indolence qu’il prouve combien il est digne de régner.

Mais le bonheur le plus épais, comme la mer la plus tranquille, a ses flots et ses caprices. Qu’il s’appelle Mahmoud ou Mohamed, un bey tient à montrer de temps à autre qu’il a une volonté. Ses sujets lui appartiennent, il est le maître absolu de leur vie, de leurs biens, de leur honneur, il exploite à son gré cette gent taillable et corvéable. Il élève et il abaisse, il reprend d’une main ce qu’il a donné de l’autre ; on a vu après sa disgrâce tel ministre des finances, qui avait disposé de toute la fortune de l’état, demander l’aumône dans les rues de la capitale. Le favori évincé est remplacé par un autre qu’on ramasse Dieu sait où. Un Turc disait jadis à un consul de France « qu’on ne pouvait rien attendre de raisonnable de gens qui, sortis d’une boutique de savetier ou tirés des fourneaux d’une cuisine, se trouvaient du soir au matin investis des plus hautes charges. » Quand ce n’est pas par le succès d’une sauce bien liée qu’on devient premier ministre, c’est par autre chose. On sait quel genre de services a rendus à son souverain omnipotent Mustapha qui l’excite aujourd’hui contre nous. On ne peut pas dire qu’il n’avait pas mérité son bonheur, mais on est fort empêché de raconter son histoire.

Aux fantaisies se joignent de subites démences d’orgueil. L’Oriental est ainsi fait que la déchéance et les misères n’abaissent point sa superbe. Ses détresses présentes ne sont qu’un accident passager ; il

  1. Tunis, par G. Des Godins de Souhesmes ; Paris 1880 ; Challamel aîné. — La Régence de Tunis, par A. de Flaux, pages 184 et 185.