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campagnes florissantes, animées de villes et de villages européens, traversées par des routes qui pénètrent bien avant dans le désert ; de l’autre côté, des solitudes arides et déboisées, qui ne sont accessibles pendant la saison des pluies qu’au cavalier et au piéton… En un mot, quelques heures de marche sur le même littoral africain suffisent pour entrer de plain-pied dans l’immobile Orient des siècles passés, après avoir franchi le seuil de cet autre Orient moderne, orné des prodiges de la civilisation européenne. »

Le sol fertile de la régence se prête à tous les besoins de l’homme et le paie de ses peines avec usure ; il ne produit pas seulement des aubergines énormes et des radis monumentaux, il produit tout ce qu’on veut, même des constitutions. Celle qui fut promulguée il y a quelque vingt ans ne laissait rien à désirer ; elle consacrait tous les principes de 1789, la responsabilité ministérielle, la liberté de conscience et l’indépendance des tribunaux. Ce pacte fondamental, comme on rappelait, assurait de précieuses garanties à tous les habitans de la régence, « à leur personne respectée, à leurs biens sacrés, à leur réputation honorée, » et en particulier elle les protégeait contre les coups de bâton. De tout temps, le bey s’était plu à rendre lui-même la justice, comme Salomon et saint Louis ; c’était son apanage. On raconte que, sous le règne d’Hamada-Pacha, un joaillier avait reçu de Constantinople dix bagues montées en rubis ; le lendemain il n’en trouva plus que neuf. Il n’avait auprès de lui que sa fille, âgée de douze ans, qu’il ne pouvait soupçonner, et un vieux serviteur irréprochable, contre qui il porta plainte Le bey s’avisa de faire administrer cent coups de bâton au plaignant et au prévenu, par série de cinquante. Le vieux serviteur irréprochable fut battu le premier. Quand vint le tour du maître, sa fille confessa en sanglotant qu’elle avait volé la bague, sur quoi tout le monde se retira content ; le joaillier se félicitait d’être rentré en possession de son bien, l’innocent bâtonné, qui n’avait reçu que cinquante coups, bénissait son heureuse aventure, et le bey était ravi d’avoir prouvé une fois de plus à l’univers la profondeur de sa sagesse. Aujourd’hui comme jadis, malgré la constitution, qu’il n’a pas été nécessaire d’abolir, personne ne l’ayant prise au sérieux, le bey est le grand juge de ses sujets ; il ne laisse à ses cadis que les affaires misérables, la broutille. Trois fois la semaine, il se rend à son tribunal entre deux haies de châtrés, il s’assied dans son fauteuil de velours vert et médite ses arrêts, en promenant sur ses lèvres le bouquin d’ambre da sa pipe de jasmin. La bastonnade continue de fleurir ; mais pendant l’opération, l’exécuteur doit tenir un pain sous son bras, afin d’être un peu gêné dans ses mouvemens et de ne pas frapper trop fort. Si le pain vient à tomber, c’est lui qui reçoit les coups qui restaient à donner, et le patient est libéré. Ce pain est la, seule garantie sérieuse qui soit assurée aux sujets du bey ; à cela se réduisent pour eux les droits de l’homme.