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peu dépendante, et il consentait à ce que la France exerçât à Tunis une influence incontestée, qui équivalait à une sorte de protectorat tacite, lequel n’a jamais compromis aucun intérêt étranger, anglais ou italien. Au surplus, il n’avait pas à craindre qu’elle rêvât de le détrôner ou de s’agrandir à ses dépens ; elle trouvait son compte dans le statu quo, et il ne dépendait que de lui de le faire durer indéfiniment. Mais tout à coup un mauvais vent, qui venait de Sardaigne ou de Sicile, a passé sur cette tête à turban, et tout a changé. Il a tenu à prouver que, malgré ses soixante-huit ans, la sagesse n’était pas en lui le fruit des années, des réflexions et des expériences, qu’il ne fallait pas faire honneur à son bon sens des utiles scrupules que lui suggérait la peur. La France a éprouvé des désastres, on a persuadé à Mohamed qu’elle n’était plus à craindre, qu’on pouvait lui manger impunément dans la main, et il vient de l’obliger à tirer l’épée du fourreau au moment même où elle y était le moins disposée.

Mohamed-es-Sadok, frère et successeur de Mohamed-Bey, a le bonheur de posséder un des plus beaux jardins de l’univers, mais il le cultive bien mal. C’est une terre bénie du ciel que la Tunisie, une vraie terre de promission, un véritable Canaan. On sait que, sous la domination romaine, elle suffisait à nourrir près de vingt millions d’habitans, qu’elle était un des greniers de l’Italie. Aujourd’hui encore, partout où on la gratte, cette terre privilégiée témoigne de sa prodigieuse fertilité. La datte y mûrit tout près des régions où viennent la pomme et la poire, et un de nos compatriotes nous assure que le bétail y prospère merveilleusement, que les bœufs y valent ceux de la Normandie, que les moutons y sont énormes et que leur queue pèse vingt livres, que les radis y sont aussi gros que nos carottes, les carottes que nos betteraves, les aubergines que nos potirons, sans compter que, sur les côtes, les crevettes acquièrent la taille d’une petite langouste et les rougets le poids des merlans provençaux[1]. De son côté, sir Grenville Temple nous apprend qu’au nord de la petite Syrte, sur le sol de l’ancienne Bysacène, il cueillit au hasard dans un champ d’orge un pied de cette céréale, qui avait quatre-vingt-dix-sept tiges et qu’on en voit quelquefois qui en ont trois cents. Selon lui un sac à blé, un de ces corn-bags qui sont en usage dans la cavalerie anglaise suffirait à ensemencer une surface d’un hectare, et lorsque les Arabes font les semailles, ils ajoutent du sable aux grains afin de les empêcher de produire une végétation trop serrée. Et cependant, c’est M. de Tchihatchef qui nous le dit, quand on passe d’Algérie en Tunisie, Bône, l’antique Hippone, « située près de la frontière, entre ces deux pays si semblables par leur configuration physique et par leur population indigène, semble marquer la limite entre deux mondes complètement différens. D’un côté, des

  1. La Régence de Tunis au XIXe siècle, par A. de Flaux ; Paris, Challamel aîné.