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cinq cents villages peuplés de colons européens, c’est une œuvre de longue haleine, qui demande du temps et des efforts. Dans son discours au sénat, du 19 mars 1878, le général Chanzy affirmait, pièces en main, qu’en trente-sept ans les transactions entre la France et sa colonie s’étaient élevées à 7 milliards 232 millions. Il disait aussi qu’en ce qui concerne l’instruction publique, l’Algérie avait pris rang parmi les nations les plus avancées, qu’on comptait 3,347 élèves européens dans les écoles d’enseignement secondaire, 66,340 dans les écoles primaires, que 210 musulmans étaient instruits dans les lycées ou collèges, que 2, 130 suivaient les cours des écoles mixtes. Quand on a transformé un état barbaresque en pays civilisé, on a le droit d’être fier de son œuvre, on a le droit aussi de la préserver des accidens avec une jalouse sollicitude, et s’il se trouve qu’on ait sur son territoire des tribus imparfaitement apprivoisées, d’humeur inquiète, toujours frémissantes, il est naturel qu’on les protège contre les excitations du dehors, qu’on veille à ce que des coups de fusil, tirés sur la frontière, ne viennent pas réveiller l’homme d’aventure que porte en lui tout Arabe et qui ne dort jamais que d’un œil.

Malheureusement la France n’a pas en Algérie les voisins les plus sûrs et les plus commodes ; il est vrai qu’elle ne les a pas choisis. Sur une étendue de près de 300 kilomètres elle est limitrophe de tribus pillardes qui relèvent nominalement du bey de Tunis et qui à l’amour du bien d’autrui joignent le fanatisme. Il n’est pas de pires brigands que ceux qui croient tout ce que leurs marabouts leur disent, car ils se flattent de faire œuvre pie en détroussant ou en égorgeant leur prochain. Ces tribus ne sont pas lâchées d’avoir à leur proximité un pays en plein rapport, elles s’intéressent à son bien-être, dont elles font leur profit. Comme le remarque M. de Tchihatchef, on a reconnu depuis longtemps le tort qu’on a fait au lion en l’appelant l’animal du désert et à quel point au contraire il a le goût de la civilisation. Son séjour favori est une région bien irriguée et bien cultivée, où le bétail prospère. Aussi fréquente-t-il avec amour certains districts des trois provinces de l’Algérie, où il mange ou tue une grosse bête tous les cinq jours et tous les autres jours une chèvre ou un mouton. On a calculé que cent lions établis dans la colonie africaine lui coûtent chaque année 1,300,000 fr. d’entretien, et quelque respect qu’on ait pour eux, on se lasse de leur-servir cette pension alimentaire. A vrai dire, ces Arabes ou ces Berbère qu’on nomme les Kroumirs et qui, à l’exemple du roi des animaux, se plaisent à fréquenter les lieux bien cultivés où les troupeaux sont gras, ne coûtent pas aussi cher à la France algérienne. Leur voisinage ne laisse pas d’être fort incommode. Souvent la France a dû réprimer leurs incursions ; plus d’une fois aussi elle a été le témoin inactif de leurs hauts faits et de leurs brigandages, et il faut avouer que, dans ces derniers temps, elle a usé à leur égard d’une tolérance excessive, oubliant que le