Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le nom de Musset n’apparaît plus que de loin en loin. C’est qu’il vient de se passer dans sa vie un événement irrémédiable, tout ce qu’il a aimé étant donné : le 11 décembre 1840, il a entendu sonner sa trentième année à l’horloge du temps et il a eu un accès de ce recueillement solennel qui précède les résolutions désespérées ou suit les malheurs irréparables, une mort prévue, une ruine certaine, un suicide projeté. Le soir de ce jour, il veilla plus longtemps que de coutume pour coucher sur le papier les pensées que cette date lui suggérait. Son frère nous a conservé cette page ; on y voit qu’il accepte de vivre, mais sans rien attendre désormais de la vie, et que, pour lui, passer de la jeunesse à l’âge viril, c’était passer, comme le dormeur du conte arabe, de la condition de sultan à celle de misérable journalier qui ne possède plus rien des biens dont il s’était cru le propriétaire éternel. La misère de cette existence qui allait durer jusqu’à la tombe étant certaine, restait seulement le choix de l’attitude à prendre pour soutenir le fardeau, et il énumérait les attitudes entre lesquelles on pouvait hésiter et celles qu’on devait absolument rejeter. « Il est certain, disait-il, à la fin de cette page en manière de consolation, qu’à cet âge le cœur des uns tombe en poussière, tandis que celui des autres persiste. Posez les mains sur votre poitrine. Le moment est venu. A-t-il cessé de battre ? Devenez ambitieux ou avare, ou mourez tout de suite, autant vaut. Bat-il encore ? Laissez faire les dieux, rien n’est perdu. » Eh oui, le cœur battait encore, et si à partir de ce moment la fécondité va se ralentissant toujours davantage, ce n’est pas que le génie soit épuisé, c’est qu’il se refuse obstinément à changer d’objet. Là est la raison de ces intermittences que nous signalions tout à l’heure. Lorsque par occasion sa verve se réveille, c’est pour le reporter vers l’heureuse saison qu’il a maintenant dépassée et dont il est encore trop près pour s’en croire à jamais séparé. La jeunesse est partie, mais son regard peut la suivre s’éloignant pendant quelques heures, et lorsqu’enfin il a cessé de l’apercevoir, il la prolonge encore par la mémoire, préférant l’existence d’ombres et de mânes qu’il se crée ainsi à la morose réalité de l’âge où il est entré. Telle est la nature des inspirations rares et exquises qui suivent 1840 ; la satire Sur la paresse, Souvenir, Après une lecture, A mon frère revenant d’Italie, etc. Quelques années passent, et cette période de mélancoliques réminiscences doit elle-même prendre fin ; le silence s’établit alors à peu près complet, et Alfred de Musset termine sa carrière de poète à l’âge ou La Fontaine n’avait pas encore commencé la sienne et où tant d’autres en sont encore a la période d’essais, triste singularité qui justifiait la malicieuse antithèse de ce mot de Henri Heine : « C’est un jeune homme