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cœur, une sincérité capable d’aller au besoin jusqu’au cynisme et de se montrer inexorable contre lui-même, une mémoire armée contre l’oubli par une sensibilité exceptionnellement vive qui lui rendait éternellement, présentes les joies et les douleurs du passé.

Il me semble que l’œuvre est faite, que je l’ai lue et que je pourrais au besoin en tracer une esquisse sommaire. Toutes les petites anecdotes d’enfance en particulier ne sont que charmantes sous la plume de Paul, mais comme sous celle d’Alfred elles auraient pris une autre importance, comme elles lui auraient servi à montrer l’unité de sa nature, à mettre en saillie la persistance de sa faiblesse dominante, à relier entre elles les diverses parties de sa vie ! Supposons-le narrant lui-même : ces souvenirs, et dites si ce n’est pas à peu près ainsi qu’il va parler. « Quand, au bout de longues années de repentance, un pécheur converti fait par malheur une rechute, les pédans et les commères ne manquent pas de s’écrier qu’on ne change jamais et qu’on est toujours ce qu’on a été ; je suis obligé d’avouer par la lumière de mon propre exemple que cette gent odieuse pourrait bien avoir raison. Du plus loin qu’il me souvienne, je découvre que je n’ai jamais pu me passer d’être aimé. Non-seulement j’en avais le besoin, mais j’en avais la volonté, et pour ainsi dire l’orgueil, un orgueil impatient, exigeant. Je ne pouvais supporter de ne pas être traité avec adoration, et quand je croyais apercevoir quelques marques de froideur et d’inattention, mon désespoir, — ou, selon les personnes et les circonstances, — mon indignation était sans bornes. Ces impérieuses inclinations de l’enfance me suivirent dans la jeunesse. Dès que je me trouvai en face du monde, je réclamai de lui d’être traité eu enfant gâté, ce à quoi il parut consentir d’assez bonne grâce, mais toutes les fois que je l’ai trouvé menteur à ses promesses, je ne me suis pas conduit autrement que dans mon enfance, et j’ai pleuré avec l’abondance et la naïveté du premier âge. » Ainsi présentées et commentées, ces anecdotes d’enfance auraient mieux fait qu’indiquer les inclinations exigeantes de la nature, elles auraient apparu comme de véritables figures anticipées de ces aventures dont les légendes sont venues jusqu’à nous, mais dont nous n’aurons jamais l’histoire, le héros ne l’ayant pas écrite[1]. Alfred de Musset n’a donc

  1. Voici un curieux exemple de ces figures. Condamné un jour au cabinet noir pour quelque peccadille d’enfance, il y était à peine enfermé qu’il se mit à s’accuser à haute voix eu déplorant la peine que sa méchanceté causait à la meilleure des mamans. Touchée de ce repentir apparent, sa mère ouvre la porte, et aussitôt délivré il la remercie par ces mots : Va, tu n’es guère attendrissante. Eh bien ! c’est le ton même de si célèbre Nuit de décembre, écrite sous le coup d’une rupture amoureuse qui lui avait été signifiée par une belle dame, avec une rigueur, paraît-il, excessive. Rappelez-vous ces strophes :
    Ah ! pauvre enfant qui voulez être belle
    Et ne savez pas pardonner…
    Allez, allez, suivez la destinée,
    Qui vous perd n’a pas tout perdu, etc.
    Le Tu n’es guère attendrissante est dit ici avec plus d’éloquence, mais le sentiment et la rouerie de la douleur sont exactement les mêmes. La Nuit de décembre n’est pas d’ailleurs la seule de ces œuvres où se montre cette rouorie si particulière ; on la retrouve dans On ne badine pas avec l’amour, et surtout dans la Confession d’un enfant du siècle, dont on peut dire qu’elle fait presque le fond.