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avait mécontentés, gardaient volontiers le silence ou le dénigraient à petit bruit, et les journaux daignaient le juger de loin en loin digne d’encouragement, de quoi le pauvre poète se dépitait souvent, nous apprend son frère. Il aurait paris plus gaîment ces injustices s’il eût su qu’au moment même où il se croyait pauvre en célébrité, il était en possession de milliers de cœurs dont il était l’ami, le maître, et l’idole.

À quel point Alfred de Musset crut exclusivement en la jeunesse et vécut exclusivement pour elle, deux faits vont nous le dire. Le premier, c’est qu’il n’a pas à proprement parler de biographie et qu’il ne peut en avoir. Il y a quelques années, son frère Paul eut l’idée de raconter au public la vie du poète, et il fit un livre qui pour plus d’un détail sera d’une réelle utilité aux futurs historiens de la littérature ; cependant, malgré son habileté bien connue de conteur, il ne put tirer une biographie véritable des élémens qu’il possédait, et l’on reste étonné du petit nombre de faits que son livre contient. Ce n’est pas seulement parce qu’Alfred de Musset vécut à l’écart autant qu’il le put des querelles de partis et d’écoles, c’est qu’il n’y a dans sa vie d’autres événemens que ceux qui sont ordinaires à la vie de tout jeune homme, et qu’il pouvait dire en toute vérité, comme son héros Franck de la Coupe et les Lèvres :

L’histoire de ma vie est celle de mon cœur,
C’est un pays étrange où je fus voyageur.


Les incidens inséparables de la vie de la jeunesse ont souvent une importance considérable par l’influence qu’ils exercent sur le développement de l’être moral, mais cette importance ne peut être mesurée que par la personne même qui en a ressenti les effets. La jeunesse de Jean-Jacques Rousseau est certes bien romanesque ; supposez cependant les incidens qui la remplissent racontés par une autre plume que la sienne, et il devient fort douteux qu’ils eussent acquis l’intérêt qu’ils présentent dans les premiers livres des Confessions. La vie d’Alfred de Musset était donc pour cette raison de celles qui appellent naturellement la forme de l’autobiographie et qui ne peuvent avoir d’intérêt véritable que sous cette forme. Il est à jamais regrettable que l’idée de cette autobiographie ne se soit pas présentée à la pensée d’Alfred de Musset, car les confidences de la Confession d’un enfant du siècle, tout altérées qu’elles sont de mensonge romanesque, nous disent qu’il avait précisément toutes les qualités requises pour une telle œuvre : une psychologie violente qui n’hésitait pas à traîner à la lumière les secrets les mieux cachés du