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qui fasse mieux apparaître la grandeur propre à notre poète et qui marque avec plus de netteté la place qui convient à son nom. La grandeur, voilà certes un gros mot, mais nous le maintenons en dépit des esprits retardataires, — on en trouve encore quelques-uns pour de Musset, — à qui les mots de charme ou de grâce auraient suffi. La grandeur accompagne toute conquête ou toute prise de possession, et par conséquent tout poète y atteint lorsqu’il a su faire sienne si complètement quelque province de l’âme humaine que la propriété lui en reste inséparable et qu’elle le suit à travers les siècles comme la terre féodale suivait son seigneur. Or, c’est là la fortune qui est échue à Alfred de Musset ; il lui a été donné d’incarner pour toujours toute une période de la vie humaine : son lot n’est pas moindre que celui-là. D’autres poètes, et ils sont en nombre infini, ont exprimé des sentimens de jeunesse et d’amour, ont eu des inspirations pleines de fraîcheur et de grâce, mais à titre accidentel seulement, par occasion, par heureuse rencontre, épisodiquement en quelque sorte, mais cherchez bien, et dans l’histoire entière de la littérature de tous les temps et de tous les pays, vous n’en trouverez aucun qui ait été et surtout qui ait voulu être aussi exclusivement le poète de la jeunesse, qui se soit aussi obstinément refusé à chercher ses inspirations ailleurs qu’en elle, qui l’ait aimée au point d’en prendre peur des autres âges de la vie comme on a peur de la maladie, de la servitude ou de la souillure, qui l’ait embrassée enfin aussi complètement dans ses peintures, et qui nous l’ait rendue dans son intégrité avec une hardiesse aussi naïve. Ce n’est pas, en effet, la jeunesse prise dans ce qu’elle a de proverbialement aimable, la jeunesse corrigée par un scrupuleux éclectisme poétique dont il nous présente l’image, c’est la jeunesse elle-même, telle qu’elle est, en bien et en mal, avec ses vertus et ses vices, ses tendresses et ses duretés, ses témérités et ses découragemens, son abnégation et son égoïsme, son amour effréné de la liberté et sa terreur de la responsabilité, ses timidités rougissantes et ses insolences libertines, sa candeur et son cynisme, ses aspirations d’Icare au beau et au bien et ses chutes dans les fanges de la débauche. Il a tout dit, il a tout montré, et avec une franchise d’autant plus entière, qu’amoureux de son modèle il en chérit les imperfections à l’égal des charmes, et que tout lui en semble adorable jusqu’aux verrues même. D’autres poètes pourront venir et tenter de nouvelles peintures de cette heureuse saison de la vie, je doute qu’ils en produisent jamais d’aussi sincère et de plus naïve. L’œuvre d’Alfred de Musset, c’est le miroir de la jeunesse ; elle peut, selon les jours, s’y sourire et s’y voir belle, ou s’y trouver laide et s’y prendre en pitié. Vous voyez par là de quelle