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les qualifier de crimes. La morale, qui ne tient dans les préoccupations de la jeunesse qu’une place secondaire et qui ne parvient à s’en faire écouter qu’en se dénaturant d’enthousiasme et en se masquant de tendresse, a révélé enfin qu’elle était la souveraine légitime de la vie et que tous les entraînemens factieux de l’imagination et des sens ne pouvaient prévaloir contre son autorité. Voilà ce que l’âge enseigne, et ces leçons sont celles de la sagesse même. Est-ce cependant avec ces dispositions-là qu’il est possible et même qu’il est permis de parler d’un poète comme Alfred de Musset ? Certes, si nous voulons prendre ainsi notre sujet, la thèse est toute trouvée et d’exécution facile ; vous en voyez d’ici les développemens et les conclusions : regrets qu’une âme aussi bien douée se soit obstinée, sans en vouloir sortir jamais, dans l’expression de sentimens qui ne sont pas ceux des vies bien réglées, condamnation sévère de fantaisies sceptiques qui sont pour les âmes pieuses paroles de scandale, reproches d’indifférentisme politique, bref, comme dit notre poète, toute une admirable matière à mettre en vers latins. Une étude critique ainsi conçue serait à coup sûr fort honnête ; elle n’aurait qu’un défaut, — capital, il est vrai, — celui de n’entrer en aucune façon dans le vif du sujet et même d’en rester hors absolument. Non, quel que soit l’âge, quelles que soient les doctrines du critique, la seule méthode pour juger avec justice un poète comme Alfred de Musset est de le juger avec les idées et les sentimens propres à cette période de la vie humaine dont il a été un chantre si inspiré ; toute autre serait l’iniquité même. En thèse générale d’ailleurs, il serait facile d’établir que la critique n’a aucune autorité pour reprocher aux poètes les sentimens qu’ils ont choisis ; elle n’a autorité que pour prononcer sur l’expression de ces sentimens, et les droits de la morale, soyez-en sûrs, n’en seront pas moins bien sauvegardés. Il se peut, en effet, que la nature des sentimens choisis par le poète soit condamnable. S’il en est ainsi, laissez le poète lui-même prononcer la condamnation ; et il la prononcera, qu’il y pense ou non, qu’il le veuille ou non, car tout vrai poète est forcément, fatalement sincère, et la vengeance de la morale sortira infailliblement de la vérité et de la force de ses peintures. Peut-être allons-nous voir dans le cours de cette étude que c’est le cas précisément pour Alfred de Musset, et que la critique la plus sévère ne saurait jamais l’être autant qu’il l’a été maintes fois lui-même pour les passions et les sentimens qu’il a chantés. Pourquoi donc nous charger prosaïquement d’un soin dont il s’est acquitté lui-même, dans un langage plus digne encore des dieux qu’il regrettait d’avoir offensés que celui de la péri regrettant ses erreurs à la porte du paradis dans le joli poème de Moore ?