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l’une de l’autre les deux existences qui sont en nous et dont Goethe déplorait en lui la diminution. Ces facultés, nombre de philosophes les ont connues et décrites : Platon en fait la seconde des trois âmes qu’il loge dans l’homme ; Descartes les nomme esprits animaux et les représente toujours en mouvement entre l’âme et le corps ; Cudworth, qui leur permet plus de repos en leur accordant de transmettre leurs communications sans faire office de courrier, les désigne sous le nom de médiateur plastique ; mais ils se trompent les uns et les autres en ce qu’ils accordent à ces facultés une vie de durée aussi longue que l’union de l’âme et du corps, tandis qu’en réalité elles cessent leurs bons offices dès que la jeunesse est passée. C’est à l’âge heureux où les esprits animaux portent leurs messages avec une activité joyeuse et sans repos, où le timbre du médiateur plastique résonne au plus léger choc, où l’âme, indulgente pour la chair, s’attendrit à ses faiblesses, où la chair, déférente aux remontrances de l’âme, se fortifie de sa noblesse, qu’il faudrait écrire sur Alfred de Musset, car alors nous n’avons pas d’autre cœur que celui du poète, et ses sentimens sont les nôtres propres ; mais lorsque le temps, en passant sur nous, a depuis longues années déjà détruit cette consanguinité morale, y a-t-il chance encore de retrouver avec l’aide seule du souvenir ces sentimens qui nous rapprochaient si étroitement du poète qu’ils en faisaient un véritable double de nous-mêmes ? Si nous voulons parler de lui, notre admiration sera-t-elle toujours aussi fervente que par le passé et ne manquera-t-il pas à notre sympathie quelque chose de son ancienne chaleur ?

L’âge a d’autres inconvéniens plus grands encore pour traiter un tel sujet que cette diminution de notre âme physique. En nous tournant de plus en plus vers les pensées sévères, il a détruit l’importance que nous attachions dans la jeunesse aux objets de notre culte. Les années en s’écoulant ont châtié nos sentimens de toute imprudence d’orgueil et de toute sottise de crédulité ; elles ont déchiré un à un ces voiles d’illusions à travers lesquels nous contemplions la nature et la vie et nous ont mis face à face avec la vérité toute nue. De ce douloureux, mais salutaire désenchantement est sortie une nouvelle existence d’où l’âme contemple, sans les indulgences d’autrefois, les actes et les sentimens propres à sa vie première. Ces erreurs, où elle ne voulait voir naguère que générosité, elle découvre qu’elles étaient le produit d’un égoïsme que la spontanéité de ses mouvemens avait empêché de reconnaître ; ces écarts ou ces excès de conduite, que dans ses momens de plus extrême sévérité elle avait appelés des folies, elle n’hésite plus aujourd’hui à les appeler fautes et péchés, ou même à l’occasion à