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particulier. La morale toute métaphysique de cette école, par son ascétisme et ses conclusions pessimistes, contraste étrangement avec l’utilitarisme et l’optimisme où nous avons vu se plaire le génie britannique. Les Anglais, conformément au précepte antique, veulent suivre la nature ; les métaphysiciens allemands de notre époque, du moins ceux qui relèvent de Schopenhauer, ne veulent rien moins qu’anéantir la nature. Schopenhauer avait déjà posé les principes de cette doctrine dans son mémoire sur le Fondement de la morale et dans son traité du Libre arbitre; M. de Hartmann a récemment développé, en les modifiant, les théories du maître dans sa Phénoménologie de la conscience morale, qu’il appelle, avec la confiance habituelle aux novateurs allemands : Prolégomènes à toute morale future. Ce second titre indique assez l’intérêt qui s’attache aux travaux de cette école, et il importe de savoir jusqu’à quel point est justifiée la prétention qu’elle exprime relativement à l’avenir de la morale. Nous étudierons donc successivement les deux principaux représentans du pessimisme en Allemagne et nous rechercherons comment ils ont conçu les bases essentielles de la moralité : la liberté humaine, le devoir, le bien en soi, la destinée de l’homme et du monde. Schopenhauer nous dit que l’univers est un hiéroglyphe à déchiffrer et que le sens véritable se reconnaît a l’ordre qu’il introduit dans la pensée; sans insister sur la cosmologie du pessimisme, qui a été étudiée ici même[1], nous chercherons si la morale pessimiste nous donne vraiment la clef du symbole universel ou, plus modestement, le sens de la vie humaine.


I.

Rappelons d’abord que, pour Schopenhauer, la morale est essentiellement identique à la métaphysique. Si la physique existait seule, si les phénomènes qu’elle étudie étaient l’ordre unique et absolu des réalités, sans rien au-dessus, il n’y aurait plus lieu de dépasser le monde physique ni par la pensée, ni par le sentiment d’une existence supérieure ; il n’y aurait donc plus ni pensée morale, ni sentiment moral, ni par conséquent action morale. On soutient à tort, dit Schopenhauer, que la moralité est inséparable de la doctrine théiste ou de la croyance à un Dieu parfait et distinct de l’univers; mais ce qui est vrai, c’est que « le credo nécessaire de tous les justes et des bons est celui-ci ; Je crois en une métaphysique. En d’autres termes : — Je crois que le monde où je me

  1. Voyez les études de M. Caro, dans la Revue du 15 novembre, du 1er décembre 1877 et du 15 mai 1878.