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cette conquête qu’elle a achetée assez cher, qu’elle entend sûrement garder et protéger. Elle n’a remplacé personne, elle est bien résolue à ne céder la place à personne. Dans cette régence voisine où. on cherche à lui créer des ennemis, elle a des relations traditionnelles de protectorat à maintenir, des capitaux considérables, des entreprises nombreuses à sauvegarder. Elle a une frontière à garantir, toutes ses possessions algériennes à défendre non-seulement contre les attaques à main armée, mais contre ces propagandes hostiles par lesquelles on s’efforce de mettre en doute et en péril sa domination justement appelée « civilisatrice » par lord Salisbury. Ce n’est pas pour elle une affaire d’ambition, c’est visiblement une affaire de sécurité de ne pas laisser s’établir à ses portes un camp ennemi. — Où donc est la parité de situations, de titres, d’intérêts entre la France et l’Italie sur ces rivages africains que l’une a fécondés de son sang, où l’autre n’a pu porter jusqu’ici qu’un désir d’influence ? Si les souvenirs ne comptent pas dans la politique, la réalité des choses compte et détermine la conduite des peuples. Que des polémistes étourdiment violens, des hommes de parti plus préoccupés de faire du bruit, de susciter des divisions et des rivalités que d’écouter la raison, se fassent un triste jeu d’agiter cette question de Tunis, cela se comprend encore. Ce n’est point évidemment le rôle d’hommes sérieux portant au gouvernement une certaine prévoyance, un sentiment exact des intérêts divers de leur pays.

La vérité est qu’un certain nombre d’Italiens se sont peut-être laissé capter dans leur amour-propre par la diplomatie d’un agent turbulent faisant la petite guerre contre la France à Tunis, — croyant pouvoir faire cette guerre impunément, — et que le ministère s’est laissé un peu compromettre, craignant de désavouer une politique qu’on pouvait exploiter contre lui. Il en est résulté cette situation où l’Italie s’est réveillée tout à coup surprise par des événemens qu’on ne lui avait pas fait prévoir, un peu plus émue qu’elle n’aurait dû l’être en voyant la France prendre décidément le parti de marcher, et la première conséquence a été une crise ministérielle à Rome. Le président du conseil, M. Cairoli, après une réponse sommaire à une interpellation sur les affaires de Tunis, a voulu par un sentiment de prudence ajourner toute discussion. C’eût été au mieux si M. Cairoli ne s’était pas un peu égaré dans ses explications et s’il n’avait pas paru lui-même assez déconcerté. Ses adversaires, en habiles stratégistes, en ont profité aussitôt. Une coalition formée de la droite et de la partie toujours mécontente de la gauche a réussi à mettre le président du conseil en minorité et à décider la démission du cabinet. Que le vote ait été assez obscur, que les coalisés aient obéi à des mobiles très divers et que la politique extérieure n’ait été en définitive, comme on le dit, qu’un prétexte servant à déguiser des raisons de politique intérieure, c’est possible. La crise n’en a pas moins éclaté dans des conditions assez graves, assez délicates.