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REVUE MUSICALE

On raconte qu’un jour, à l’Ambigu, pendant une de ces dernières répétitions où quelques rares spectateurs sont admis, M. d’Ennery, qui présidait la séance à l’orchestre, sentit une main s’appuyer lentement, amicalement, sur son épaule, il se retourne; c’était Théophile Gautier. — Tu sais, dit-il au dramaturge, que voilà une phrase écrite tout entière en français? — En es-tu sûr? répond d’Ennery impassible. — Je te l’affirme; une phrase absolument correcte, une merveille, quoi! — Eh bien ! alors, il faut l’ôter. » L’anecdote n’est peut-être pas plus vraie qu’une foule d’autres ayant cours dans la grande histoire et qui nous montrent Charles-Quint ramassant le pinceau de Titien ou Louis XIV offrant une aile de poulet à Molière; mais telle qu’on me l’a donnée, je la rapporte, car elle me peint d’un trait ces deux natures si diversement curieuses d’ouvriers : l’un, ciseleur exquis, imperturbable, cherchant et renommant le style jusque dans les endroits où on le trouve le moins; l’autre affectant de l’ignorer et le repoussant de son chemin comme un obstacle. « Votre art n’est pas mon art, disait un jour à quelqu’un M. d’Ennery, ce qui ne m’empêche pas d’admirer les belles choses quand je les rencontre à leur place. » Et là-dessus on peut l’en croire, car personne n’a le goût plus net et par occasion plus littéraire que ce grand abatteur de bois de charpente. Rien d’intéressant comme de l’entendre causer théâtre; j’ai, pour ma part, recueilli de sa bouche des notions absolument distinctes sur Racine et Molière. Nous savons tous que Andromaque et Tartufe sont des chefs-d’œuvre de psychologie, d’humaine observation et de beau style, mais en quoi ces œuvres immortelles répondent en même temps aux lois canoniques d’une pièce bien faite et ne laissent rien à désirer aux gens du métier, voilà une question toute spéciale que nous ne nous étions jamais posée et qu’il faut entendre discuter parce maître mécanicien soumettant aux expériences de sa propre dramaturgie ce grand art qui sort victorieux de la leçon.