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mais, fit observer quelqu’un tout à coup, si pourtant ce mollusque ou ce poisson n’existait pas, que resterait-il bien du travail que vous vantez? et quelle espèce d’intérêt nous présenterait-il ? On ne saurait mieux dire. Et la question revient plus souvent qu’on ne croit en matière d’art comme de science. Il ne suffit pas d’avoir vu, d’avoir observé, mais il faut encore que quelque chose de général, — voilà pour la science, — et quelque chose d’universellement humain, — voilà pour l’art, — soit comme engagé dans votre observation même. Autrement, si votre roman ou si votre mémoire scientifique dépend et dépend tout entier de l’existence éphémère des singularités qu’il constate et des personnages qu’il met en jeu, ni l’un ni l’autre n’est fait, il reste à faire, et c’est tout naturellement qu’il deviendra le bien du premier qui s’en emparera. Mais si je suivais plus loin cette indication, ce serait la théorie de l’invention littéraire qu’il faudrait examiner, et ce n’en est pas aujourd’hui le temps. Bornons-nous à signaler le danger et résumons-le d’un mot qui ramène, je ne veux pas dire cette discussion, mais ce programme de discussion, à son point de départ : l’observation devient moins large à mesure qu’elle devient plus exacte, plus précise, plus microscopique et, par conséquent, à mesure, s’éloigne davantage de la nature même et de la vérité.

Ajoutons en terminant que toutes nos objections tombent et se réduisent à rien si les romanciers ne se proposent d’autre succès que le succès du jour et l’oubli du lendemain. S’ils n’ont d’ambition en 1881 que de satisfaire les caprices de 1881 et qu’ils se soucient médiocrement du jugement qu’on pourra porter de leur œuvre en 1882, c’est leur affaire, nous n’avons rien à dire, et c’est comme si nous n’avions rien dit. Mais si nous avions pu supposer un seul instant que l’ambition littéraire des auteurs du Mariage de Rosette ou de l’auteur des Amours d’un interne se réduisît à si peu de chose, nous n’aurions assurément soufflé mot ni de l’un ni des autres. Si nous avons cru devoir en parler à nos lecteurs, c’est que leurs derniers romans soulevaient une question littéraire intéressante, — sur l’emploi de l’actualité dans le roman, — mais c’est aussi, c’est surtout que nous croyons et que nous espérons qu’ils pourraient les uns et les autres faire usage de leur talent pour donner tort à notre critique même. M. Claretie possède une incontestable et très remarquable habileté de facture, quoiqu’il ne travaille pas, si je puis dire, assez serré; MM. Le Senne et Texier ne sont ni des observateurs médiocres, ni des analystes inhabiles ; je ne pense pas me tromper en les louant d’une certaine indépendance de plume qui donne parfois l’illusion de la libre satire : voudront-ils donc se condamner au reportage à perpétuité?


F. BRUNETIERE.