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M. Odilon Barrot, croyez-vous que, si M. Thiers vous eût pris au mot et eût consenti à devenir ministre, j’aurais consenti, moi, à lui confier un portefeuille? Si vous l’avez cru, vous vous seriez étrangement trompé. »

On était à deux de jeu. La vérité est que M. Thiers et ses amis se trouvaient engagés dans une situation fausse et vis-à-vis de la république qu’ils subissaient ou qu’ils acceptaient sans l’aimer et vis-à-vis d’un président qu’ils se sentaient intéressés à ménager, qu’ils ne soutenaient néanmoins qu’en se défiant et en se réservant. Sous les dehors d’une alliance pour une politique commune, il y avait dès le premier jour un profond et redoutable malentendu, et ici je touche au nœud même du drame de la révolution de 1848, à l’origine, à la nature, à la signification de ce pouvoir napoléonien surgissant entre les partis pour profiter de leurs divisions, de leurs aveuglemens, de leurs folies et de leur impuissance.


IV.

D’où venait-elle et où allait-elle, cette élection du 10 décembre qui renouait d’un seul coup les traditions du consulat et de l’empire en pleine France libérale? « Changer le roi Louis-Philippe contre l’empereur Louis-Napoléon est aussi une idée par trop ridicule, écrivait le fin et railleur X. Doudan à la veille du scrutin; — saccager la France durant huit mois pour arriver à ce beau résultat est un fait qui suffirait pour nous rendre immortels dans l’histoire... » Je ne dis pas le contraire. Le « fait » n’existait pas moins; il était l’œuvre des circonstances, de la révolution de février, des excès républicains qui seuls avaient rendu possible ce qui avant ces « huit mois » dont parlait Doudan eût paru invraisemblable, ce qui n’avait été entrevu que par l’ambition méditative du prince arrivant à Paris le lendemain de la catastrophe de la monarchie.

La révolution de février avait fait l’élection du 10 décembre 1848 de deux manières, — par les anxiétés, par les périls de toute sorte qu’elle suscitait, et par ce qu’elle considérait comme sa grande réforme, comme sa raison d’être politique, l’institution du suffrage universel. Les pouvoirs de dictature sont toujours les fils des crises d’anarchie, et c’est assurément par une crise de ce genre que passait la France pendant ces quelques mois où elle voyait les lois, les institutions bouleversées, le crédit et le travail suspendus, la propriété contestée, une assemblée nationale violée par les émeutiers. Paris inondé de sang par la guerre sociale. Ces spectacles qu’on croyait ne plus revoir avaient à la fois fatigué et excité le pays. De là l’immense réaction qui n’avait pas tardé à se produire, surtout