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recommandant aux affranchis de se montrer dignes de la liberté qui leur était donnée, rappelant aux blancs les devoirs que leur impose une instruction supérieure. Il avait surtout à faire oublier la pression violente dont la population blanche avait eu à souffrir sous son administration : il ne fit allusion à ce passé que pour déplorer les dures nécessités qu’on doit subir dans les temps de crise, et pour se féliciter que des jours meilleurs fussent arrivés, où aucune mesure d’exception n’était ni désirable ni possible.

Le général Grant ne se flattait pas de gagner les suffrages du Sud : son but était d’empêcher qu’on ne pût faire valoir contre lui, auprès des républicains modérés du Nord, la crainte que sa candidature ne provoquât dans le Sud des manifestations violentes et une explosion d’hostilité semblable à celle qui accueillit, il y a vingt ans, la candidature de Lincoln. Les discours qu’il prononça à la Nouvelle-Orléans, à Natchez et dans plusieurs autres villes importantes du Sud s’adressaient autant aux électeurs de New-York, de Cincinnati et de Saint-Louis qu’à ses auditeurs du jour. Sous ce rapport, le succès de ce dernier voyage fut assez décisif pour inspirer les plus sérieuses inquiétudes aux adversaires de la candidature du général.

Ces adversaires n’étaient pas seulement les démocrates, qui prétendaient entrevoir dans le retour du général au pouvoir l’avènement du césarisme et se faisaient un argument des ovations dont l’ancien président était l’objet partout où il portait ses pas ; ils n’étaient pas moins nombreux dans les rangs des républicains. C’étaient d’abord les amis personnels de tous les autres candidats, c’étaient ensuite les gens timorés qui, connaissant la faiblesse du général pour son entourage, redoutaient de voir renaître le népotisme et les scandales qui avaient si tristement marqué sa seconde présidence ; d’autres, enfin, considéraient une troisième présidence comme contraire à l’esprit, sinon à la lettre de la constitution. Ceux-ci se composaient surtout des hommes qui voient avec appréhension le prestige que l’éclat des services militaires exerce déjà sur le peuple américain ; les aspirations qui se manifestent vers un gouvernement vigoureux, vers une volonté forte et énergique ne leur semblent point rassurantes pour l’avenir de leurs institutions. La centralisation administrative fait tous les jours des progrès ; elle prépare donc un instrument de plus en plus puissant à l’homme qui saura s’en servir ou dans les bras duquel une crise jettera les populations inquiètes. Ces appréhensions de frayer la voie à une dictature, ressenties par les hommes instruits, n’étaient nullement partagées par les classes populaires et surtout par les anciens soldats du général, disséminés dans tous les états. Il semblait donc qu’un