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Elle avait au dehors de grandes forces, mais qui, disséminées et sans communications, ne pouvaient plus être d’aucune utilité pour elle, ni même se porter mutuellement secours. Une partie de ces forces était enfermée dans des places lointaines qu’elles pouvaient tenir plus ou moins de temps, mais qu’un simple blocus devait de toute nécessité faire tomber. Deux cent mille Français étaient prisonniers de guerre. Dans un tel état de choses, il fallait à tout prix faire cesser les hostilités par la conclusion d’un armistice: il eut lieu le 22 avril.

Cet armistice n’était pas seulement nécessaire ; il fut un acte très politique. Il fallait avant tout qu’à la force les alliés pussent faire succéder la confiance, et pour cela il fallait leur en inspirer. Cet armistice, d’ailleurs, n’ôtait rien à la France qui pût être pour elle un secours présent ou même éloigné, il ne lui ôtait rien qu’elle pût avoir la plus légère espérance de conserver. Ceux qui ont cru qu’en différant jusqu’à la conclusion de la paix la reddition des places on aurait rendu meilleures les conditions du traité, ignorent ou oublient qu’outre l’impossibilité d’obtenir un armistice en France sans rendre les places, si l’on eût cherché à en prolonger l’occupation, on aurait excité la défiance des alliés, et par conséquent changé leurs dispositions.

Ces dispositions étaient telles que la France pouvait le désirer. Elles étaient de beaucoup meilleures que l’on n’était en droit de s’y attendre. Les alliés avaient été accueillis comme des libérateurs, les éloges prodigués à leur générosité les excitaient à en montrer, il fallait profiter de ce sentiment quand il était dans sa ferveur, et ne pas lui donner le temps de se refroidir. Ce n’était pas assez de faire cesser les hostilités, il fallait faire évacuer le territoire français; il fallait que les intérêts de la France fussent en entier réglés, et qu’il ne restât pas d’incertitude sur son sort, afin que Votre Majesté pût prendre sur-le-champ la position qui lui convenait. Pour faire la paix aux meilleures conditions possibles, et pour en retirer tous les avantages qu’elle devait procurer, il était donc nécessaire de se hâter de la signer.

Le traité du 30 mai ne fit perdre à la France que ce qu’elle avait conquis, et pas même tout ce qu’elle avait conquis dans le cours de la fuite qu’il terminait. Il ne lui ôta rien qui lût essentiel à sa sûreté: elle perdit des moyens de domination qui n’étaient point pour elle des moyens de prospérité et de bonheur, et qu’elle ne pouvait conserver avec les avantages d’une paix durable[1].

  1. Dans son célèbre Mémoire du 23 novembre 1792, M. de Talleyrand, retraçant la politique extérieure qu’il convenait de suivre sous la république, disait :
    « Il ne s’agit plus aujourd’hui, comme nous le conseillaient il y a quelques années des hommes célèbres dans la carrière politique, il ne s’agit plus d’adopter un système qui puisse rendre à la France le rang que son énorme consistance lui assigne dans l’ordre politique et la primatie qui lui est due, sous tous les rapports, parmi les puissances du continent, etc.
    « On sait bien maintenant à quoi se réduisent toutes les grandes idées de rang, de primatie, de prépondérance. On sait ce qu’il faut penser de tout cet échafaudage politique sous lequel la turbulence et la nullité des cabinets de l’Europe se sont débattues si longtemps et avec tant d’appareil aux dépens des intérêts des peuples. On a appris enfin que la véritable primatie, la seule utile et raisonnable, la seule qui convienne à des hommes libres et éclairés, est d’être maître chez soi et de n’avoir jamais la ridicule prétention de l’être chez les autres. On a appris, et un peu tard sans doute, que pour les états comme pour les individus, la richesse réelle consiste non à acquérir ou envahir les domaines d’autrui, mais bien à faire valoir les siens. On a appris que tous les grandissemens de territoire, toutes ces usurpations de la force et de l’adresse auxquelles de longs et illustres préjugés avaient attaché l’idée de rang, de primatie, de consistance publique, de supériorité dans l’ordre des puissances, ne sont que des jeux cruels de la déraison politique, que de faux calculs de pouvoir, dont l’effet réel est d’augmenter les frais et l’embarras de l’administration, et de diminuer le bonheur et la sûreté des gouvernés pour l’intérêt passager ou la vanité de ceux qui gouvernent.
    « Le règne de l’illusion est donc fini pour la France. On ne séduira plus son âge mûr par toutes ces grandes considérations politiques qui avaient, pendant si longtemps et d’une manière si déplorable, égaré et prolongé son enfance. Des circonstances que nulle sagacité humaine ne pouvait prévoir ont amené pour elle un ordre de choses sans exemple dans l’histoire des peuples.
    « Par son courage, sa persévérance et ses lumières, elle s’est ouvert une carrière nouvelle, et après avoir vu le but où elle doit tendre, elle saura s’y placer. »