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avec le plus grand soin. Le général fat logé dans la plus belle maison de la ville. Cette splendide demeure avait des parquets, des plafonds, une vérandah et même des rideaux ou quelques lambeaux de calicot qui en tenaient lieu ; le propriétaire s’était ruiné à la bâtir et à la meubler. Sir Arthur était un homme d’humeur joviale et de manières engageantes, le cœur sur la main. Ou jugea à propos de le convier à un banquet dans la plus vaste salle d’une baraque en briques, qui possédait jusqu’à trois fenêtres. Quoique le cuisinier fût Français, la chère laissait à désirer. Il se trouva que la soupe était sucrée, que les viandes étaient crues ; en enfonçant le couteau dans la dinde et dans le cochon de lait, on en fit jaillir le sang, mais le whisky était vieux, les vins étaient exquis. On s’anima, on plaisanta, on prononça des discours. Quelques-unes des plaisanteries manquaient de sel, quelques-uns des discours manquaient de gaîté ; toutefois la soirée se passa bien. Enfin sir Arthur prit la parole, et le whisky aidant, son éloquence fit merveille. En commençant, il parla « des collines de Lydenberg, » sans leur accoler aucune épithète ; avant qu’il fût au milieu de sa harangue, elles étaient devenues « les collines dorées de Lydenberg, » et un peu plus tard « les collines dorées de notre beau Lydenberg, » et finalement « les collines dorées et admirablement fertiles de notre tout particulièrement beau district. » Il en dit tant qu’on fiait par l’en croire. Les hommes de développement, development-men, l’applaudirent à outrance, et on voyait dans leurs yeux dilatés et luisans des enfilades de collines d’or, des mines, des concessions, un avenir enchanteur, une longue suite d’années grasses succédant aux années maigres dont les Boers se contentent et qui suffisent à la médiocrité de leurs désirs et de leurs pensées.

Cependant les Boers s’étaient remis par degrés de leur surprise, de leur émoi, de leur stupeur. Plus ils réfléchissaient, plus ils s’avisaient qu’ils avaient été les victimes d’un véritable tour de gobelets, et ils regrettaient amèrement leur république escamotée par un habile homme comme une muscade. Ils s’indignèrent de la fausseté des prétextes qu’on leur avait allégués pour les réconcilier avec leur servitude. On leur avait dit en les annexant qu’on était venu les protéger contre les Zulus et leur puissant roi Cetiwayo, qui avait juré de les conquérir. Mais ils se sentaient de force à se protéger eux-mêmes, ils ne craignaient point les Zulus. Ils ne prenaient pas au sérieux Cetiwayo et son despotisme noir tempéré par la polygamie. C’était à leurs yeux un épouvantail dont se servait l’astuce anglaise pour les réduire à l’obéissance par la peur. Un vieux fermier du Transvaal avait dit : « Les mécréans prétendent que si les hommes ne craignaient pas le diable, les curés n’auraient pas de quoi vivre. Avant peu les plaisantins politiques pourront dire que les Zulus sont un diable complaisant qui fait vivre les Shepstone. » Au surplus était-il certain que, devenus Anglais, les fermiers du Transvaal n’eussent plus rien à craindre, qu’ils pussent dormir sur leurs