il ne peut plus douter de l’action magnétique, de l’étrange fascination qu’exerce le regard du serpent. Un jour qu’il chassait, dans le temps où il n’était encore qu’apprenti émigrant, ce qu’on appelle à Natal a jimmy, il lui arriva d’en rencontrer un qui était de belle taille. Le monstre, se dressant tout à coup, braqua sur lui des yeux énormes, des yeux qui s’agrandissaient de seconde en seconde, des yeux tour à tour couleur d’opale ou d’escarboucle qui passèrent de la grosseur d’un shilling à celle d’une saucière et bientôt parurent remplir tout l’espace, tandis que le malheureux chasseur restait là, cloué sur la place, pétrifié, ensorcelé, immobile, à cela près qu’il contrefaisait gauchement sans y penser tous les mouvemens onduleux que le serpent imprimait à sa tête et à son cou. La présence de M. Shepstone produisit sur les Boers et sur leur volksraad le même effet magnétique que les yeux du serpent sur M. Aylward. On répétait chaque jour : Que veut-il? qu’est-il venu faire? Mais on n’osait le questionner, il n’était pas d’un commerce facile et il goûtait peu les indiscrets.
Cependant la vérité peu à peu transpira. Des bruits sourds circulaient de bouche en bouche et remplissaient d’aise certaines gens pour qui l’Afrique n’est pas une patrie comme pour les Boers, mais un endroit où l’on vient remplir ses poches. Ce parti d’annexionnistes de belle humeur comprenait tous les chercheurs d’aventures, de hasards et d’affaires véreuses, la race roulante et vagabonde, les pieds poudreux, les batteurs d’estrade dont les papiers ne sont pas en règle, les hommes à grandes idées, à grandes espérances et à petits capitaux, les commis-voyageurs à jabots et à manchettes, les spéculateurs qui revendent avec bénéfice des fermes qu’ils n’ont pas achetées et qui aspirent à mettre en actions des mines qui n’existent pas, les land-jobbers, les swindlers de toute espèce, tous ceux qui s’appelaient eux-mêmes « les hommes de développement, development-men, » et qui regardaient avec mépris les paysans calvinistes, leurs préjugés et leurs pratiques routinières. Ils se flattaient que l’annexion anglaise allait tout changer, tout transformer, qu’ils obtiendraient des concessions de mines et de travaux publics, des emplois, des fournitures, que l’or britannique pleuvrait sur les collines et sur les plaines comme une manne bénie, qu’on le ramasserait à la pelle, que les potirons du Transvaal doubleraient de taille et que désormais tous les œufs de poule auraient deux jaunes. Les Boers, interdits, ne savaient que penser, ils cherchaient à douter encore de leur malheur, ils regardaient du coin de l’œil l’homme prodigieux qui se taisait depuis deux mois, ils retenaient leur souffle pour mieux écouter son silence, et M. Shepstone jouissait en secret des angoisses de ce volksraad qu’il s’apprêtait à dissoudre. Ce n’était pas une affaire, il n’avait qu’à siffler et à lever un doigt.
Tout à coup la nouvelle se répandit que des troupes avançaient et se massaient sur la frontière. Alors on prit peur, on s’effara, on se résolut