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ou des vices qui ne soient nos qualités moyennes ou nos défauts ordinaires, je ne vois pas enfin que personne prenne des résolutions qui ne soient à l’entière volonté des plus ordinaires d’entre nous. Et vraiment pour que l’on s’avise de trouver Marivaux poétique, il faut que le siècle soit bien profondément enfoncé dans la prose. S’il nous intéresse, et s’il nous amuse, ne l’oublions pas, ce n’est pas en nous transportant dans un autre monde, c’est au contraire en nous présentant le miroir. Les types de la comédie de Marivaux sont à portée de notre œil ou de notre main. Nous vivons au milieu d’eux. C’est en ce sens qu’il est naturel et vrai. Nul besoin à lui de combiner des événemens miraculeux, ou d’imaginer des types qui ne soient pas pris directement de la réalité. Il n’attend pas, pour se mettre à l’œuvre, qu’une exception ait posé devant lui : c’est assez de la société qui l’entoure, du petit monde où il vit et qu’il aime ; il a du talent, de la finesse et de la bonté : que faut-il davantage? Qui donc a dit qu’il n’était pas impossible que Marianne eût inspiré les romans de Richardson ? En tout cas, je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, mais les Anglais, au XVIIIe siècle, ont beaucoup aimé Marivaux. Ce doit être surtout en raison de l’honnêteté sincère et de la bonté profonde que respirent ses ouvrages, et bien moins, quoi qu’on ait dit, en raison de la singularité de la forme qu’en raison de la solidité du fond. Et pour nos écrivains, s’il n’est pas un modèle que l’on doive recommander, ce n’est point que son style après tout soit si riche en mauvais enseignemens, — car franchement, croyez-vous, pour prendre l’exemple le plus opposé qu’on imagine, que le style de l’auteur des Martyrs et surtout des Natchez fût un meilleur modèle? — c’est que Marivaux a presque épuisé ce genre des surprises de l’amour où il s’était renfermé. J’ai dit qu’il manquerait quelque chose à notre littérature dramatique si le répertoire de Marivaux nous manquait. Pourquoi n’irais-je pas, en finissant, encore plus loin? Si nous n’avions ni le Legs, ni le Jeu de l’amour et du hasard, ni les Fausses Confidences, ni l’Épreuve, je ne suis pas bien sûr qu’il ne manquât pas quelque chose à l’esprit français.


FERDINAND BRUNETIERE.