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fait croire que je n’ai qu’un même ton et qu’une même langue, mais ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, et c’est peut-être parce que ce ton est naturel qu’il a paru singulier. » On ne saurait plus spirituellement se justifier du reproche de préciosité. Notez d’ailleurs qu’il n’y a dans ces quatre lignes d’apologie qu’un seul petit mot de trop : c’est celui que nous avons souligné. L’illusion de Marivaux est de se croire simple. J’ai rapproché plusieurs fois sa manière de celle de Racine, et je ne crois pas, en le faisant, avoir dépassé les justes bornes de la comparaison permise. Mais voici la différence, — et c’est peut-être une de ces différences qui creusent l’abîme entre le talent et le génie, — Racine est simple et Marivaux ne l’est pas. Racine dit les choses aussi finement, aussi délicatement que qui que ce soit d’entre les beaux esprits, mais il les dit tout ensemble fortement et simplement. Marivaux est obligé de contourner sa manière pour suivre ces mêmes sentimens délicats à travers les replis où ils se dissimulent. Mais ceci dit, et cette grande infériorité constatée, Marivaux a raison. Traduisons correctement la pensée qu’une modestie de bon goût l’empêchait d’exprimer tout entière. Marivaux est dans l’histoire de notre théâtre, — à quelque distance de Racine, — l’écrivain dont l’observation féminine a eu le plus d’étendue.


Relevons encore un trait. Il résulte de cela même que ce théâtre dont le décor est fantastique et l’intrigue ordinairement romanesque, est cependant une image fidèle de la nature, ou du moins de la vie. Voici comment et par où. C’est qu’il ne comporte pas l’exception. Vous vous récriez, et vous dites :

Mais ce n’est pas ainsi que parle la nature!


Et vous avez raison ; nous venons de le constater. Mais à tous Marivaux pourrait nous répondre en nous demandant si nous savons comment parle la nature? Qu’est-ce, en effet, que la nature dans des civilisations raffinées comme la nôtre? à quel signe la reconnaissons-nous bien? Le paysan de nos campagnes est-il l’homme naturel, ou si c’est l’ouvrier de nos manufactures? l’ingénieur de nos écoles, ou l’officier de nos garnisons? la femme du commerçant assise à son comptoir? ou la dame de nos petites villes de province ? l’ouvrière qui peine aux champs comme l’homme? ou celle qui s’use aux travaux quotidiens de l’industrie? Certainement il serait difficile de le dire, et par conséquent facile de pousser le paradoxe. Mais il n’est jamais bon de pousser trop loin les paradoxes : parce qu’il y a toujours