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forme le projet de se déguiser en soubrette, Dorante aura de son côté conçu la fantaisie de passer pour son propre valet. Si l’autre Silvia, celle de la Double Inconstance, est femme à se laisser tout doucement prendre à l’amour du prince, Arlequin, aussi lui, sera tout prêt à se laisser séduire aux avances de Flaminia. Les personnages ainsi se présentent par couples, et l’action marche par scènes pour ainsi dire parallèles. Le plus souvent d’ailleurs, la soubrette vient doubler sa maîtresse et le valet son maître, ce qui permet, sans compliquer l’intrigue, de la maintenir dans les régions de la moyenne comédie, toujours gaie, légèrement railleuse, également tempérée dans le rire et dans les larmes. Mais s’il résulte bien de là quelque monotonie, cette monotonie n’est qu’extérieure : quelques rôles d’hommes, celui d’Arlequin, par exemple, dans la Double Inconstance, et généralement les premiers Arlequins de Marivaux, ne tombent pas sous cette critique ; et pour les rôles de femme, on ne serait pas embarrassé d’en citer une douzaine qui sont des plus délicats, des plus savamment nuancés, et des plus individuels qu’il y ait dans notre répertoire comique. Même quand ils ne sont qu’esquissés, ils sont souvent charmans. Étudiez plutôt, dans le Préjugé vaincu, l’avant-dernière comédie de Marivaux et l’une assurément des plus faibles, les variations ingénieuses dont il a diversifié le type classique de la soubrette, ou encore, dans la Double Inconstance, le si joli rôle de Flaminia.

Mais on peut aller plus loin, et, sans être accusé, je crois, de trop de hardiesse, ou peut dire que les rôles de femmes du théâtre de Marivaux sont presque les seuls rôles de femmes qu’il y ait dans notre répertoire comique. Au moins, dans le théâtre entier de Molière, je ne connais que trois rôles de femme qui soient bien nettement caractérisés : ceux d’Agnès, d’Elmire et de Célimène : il est vrai qu’ils peuvent compter tous les trois parmi les plus rares créations du génie de Molière. Les autres, appelez-les comme il vous plaira, Marianne, Élise, Henriette, c’est toujours un peu la même ingénue; nommez-les Dorine, Nicole, Toinon, c’est toujours un peu la même soubrette.

Et cela s’explique. Je suis persuadé que, si les femmes étaient franches, ou pour mieux dire et plus poliment, si ce n’était pas chez elles une habitude passée en nature que de subordonner leur jugement à celui des hommes, et de penser tout ce qu’elles pensent par convenance et par tradition plutôt que par conviction, elles avoueraient que Molière les choque et les blesse souvent. Leurs mines, comme dit le poète,

Leurs mines et leurs cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence,