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Hélas ! le tsarévitch actuel n’a point de peine à pénétrer le mystère de la mort de son grand-père ; il serait malaisé aujourd’hui d’élever un héritier du trône dans la croyance qu’un empereur ne saurait périr de mort violente. Les attentats sont devenus chose commune sur la route des tsars russes; les crimes politiques sont aussi fréquens et étonnent aussi peu en Russie qu’en Irlande les crises agraires. Dans un cas comme dans l’autre, il est malheureusement impossible d’indiquer un remède certain. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on imagine, il est à craindre qu’on ne puisse faire tomber le fer ou les bombes des mains des assassins; mais, entre la résistance aveugle et une évolution libérale, entre le maintien du statu quo et l’accomplissement des vœux du pays, il y a cette immense différence que, dans le premier cas, le gouvernement augmente le nombre de ses ennemis et que, dans le second, il rallie autour de lui tout ce qu’il y a de sain et d’honnête dans la nation. La force des nihilistes, ou pour leur donner le nom dont ils aiment à se parer, la force des terroristes, n’est pas toute dans leur fanatisme, elle est dans l’apathie de la société, dans le scepticisme de l’opinion, dans une sorte de complicité passive qui laisse préparer des attentats partout ailleurs impossibles. Cette société, épouvantée par le crime du canal Catherine, maudit aujourd’hui des rêveries et des sophismes pour lesquels, à certaines heures, elle s’est peut-être montrée trop indulgente. Alexandre III n’a, pour se l’attacher à jamais et raviver son loyalisme, qu’à lui montrer de la confiance. Qu’il fasse appel au pays, qu’il lui donne les moyens légaux de prêter au pouvoir un concours effectif, et le pays tout entier, sans distinction de classe, répondra à la voix de l’empereur. Les conspirateurs, déjà isolés du peuple, se verront également isolés des classes cultivées, isolés de l’intelligence ; les terroristes se sentiront impuissans, sinon encore contre la personne du souverain, du moins contre l’empire, contre les institutions. Le découragement saisira peu à peu les révolutionnaires et s’il reste encore des réfractaires, il leur sera malaisé de recruter leurs rangs parmi une jeunesse désabusée. Un changement de régime, une politique sincèrement libérale est le seul moyen d’attaquer le mal dans sa racine ; si Alexandre III ose y recourir et s’il ne tarde pas trop, la Russie peut encore recouvrer le calme intérieur et, sous un tsar vraiment national et populaire, revoir un grand règne.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.