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des conjurés anonymes qu’aux prières et aux suppliques de la noblesse libérale, apprend un jour qu’il a été jugé et condamné par la Sainte-Vehme révolutionnaire. Au moment où l’on s’imaginait avoir arrêté tous les conspirateurs, quand on se flattait d’avoir rétabli le calme dans les esprits avec quelques changemens de personnes et quelques libertés de détails, Alexandre II, revenant d’une visite au palais où son grand-père Paul avait été étranglé, rencontre en chemin une bombe qui le fait rouler tout sanglant dans la neige. Transporté à la hâte dans son cabinet, une artère ouverte, les deux jambes fracassées, entouré de médecins qui voulaient pratiquer immédiatement l’amputation, l’autocrate expirant dut s’estimer heureux de mourir plutôt que d’exposer les Russes à voir sur le trône le tronc mutilé d’un empereur cul-de-jatte.

Et, chose triste entre toutes ces tristesses, il semble qu’au moment même où il était renversé par une bombe anonyme, Alexandre II s’était enfin décidé à entrer dans cette voie de réformes politiques où il avait tant de répugnance à s’engager. Il allait, affirme-t-on, convoquer les députés des zemstvos ou états provinciaux à se réunir dans l’année, soit pour délibérer sur les finances de l’empire et la réforme de l’impôt, soit mieux encore pour rechercher les moyens de procurer au gouvernement la coopération régulière du pays. Pourquoi ce projet, si, comme tout porte à le croire, le bruit en est fondé, n’a-t-il pas été connu et publié plus tôt? Peut-être eût-il arrêté le bras de fanatiques égarés ; peut-être un grand deuil eût-il été épargné à la Russie et de grands dangers pour l’avenir. Le pouvoir n’eût pas été exposé aux mêmes tentations de réaction et les jeunes sectaires de la révolution, exaltés par leur premier triomphe, ne croiraient pas tout possible aux bombes et aux mines.

Il n’est que trop à redouter, en effet, que la triste fin d’Alexandre II n’accroisse à la fois les appréhensions des conservateurs et les exigences d’une folle jeunesse, qu’elle n’augmente en même temps les répugnances d’en haut pour les libertés politiques et la dangereuse propension des novateurs à ne se point contenter du possible. L’exploit des bombes du canal Catherine, déjà chanté par de sinistres poètes, va, en Russie et peut-être ailleurs, faire tourner bien des têtes. De sauvages philanthropes, qui croient que l’amour de l’humanité autorise les crimes les plus barbares, s’imagineront avoir en poche, avec quelques boules grosses comme une orange, un infaillible moyen de régénération sociale et de rénovation politique. Quand on s’est persuadé de la légitimité de tels procédés et qu’on se flatte d’en avoir pratiquement démontré la vertu, il est à craindre qu’on ne se prive point de recourir à des instrumens en apparence si simples et si efficaces.

Avec la sombre résolution et l’espèce de religieuse abnégation